«L’UE a échoué à créer une solidarité dans ses régions transfrontalières»
La manne de l’impôt des frontaliers est source de discorde en Suisse mais aussi ailleurs en Europe. Dans la région du Grand Est français, élus et haut-fonctionnaires s’insurgent contre l’égoïsme du Luxembourg et réclament une compensation sur le modèle genevois. La solution pourrait venir du Conseil de l’Europe.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, la Suisse se montre plus solidaire avec ses voisins européens que le Luxembourg, qui est pourtant l’un des pays fondateurs de l’Union européenne. Ce constat est particulièrement frappant en matière de fiscalité. Alors que Berne a signé différentes conventions de partage de l’impôt prélevé sur les travailleurs frontaliers avec les Etats qui l’entourent, en premier lieu la France, le Luxembourg ne reverse pas un euro à ses voisins français et allemands, et seulement quelques miettes aux communes limitrophes belges.
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La faute notamment à une règle de l’OCDE, appliquée à la lettre par le Luxembourg, qui prévoit qu’un actif est prélevé de l’impôt sur le revenu dans le pays où il travaille. Ce manque de solidarité agace au plus haut point les responsables politiques des régions françaises limitrophes du Grand-Duché. Pris à la gorge par le manque de moyens à disposition pour faire face à l’arrivée massive de travailleurs frontaliers sur leur territoire (environ 5500 par année), ils se disent aujourd’hui proches de l’asphyxie.
Le salut pourrait venir du Conseil de l’Europe, comme l’explique Louis-François Reitz, délégué à la coopération institutionnelle de la ville de Metz et spécialiste des enjeux d’aménagement du territoire transfrontalier.
swissinfo.ch: Les relations transfrontalières de la Suisse avec ses voisins européens sont-elles scrutées de près à Metz?
Louis-François Reitz: Absolument, de très près même! Nous avons des échanges réguliers avec nos collègues suisses, notamment via la FEDRELien externe, une Fondation basée à Genève qui s’occupe précisément de ces questions en lien avec le Conseil de l’Europe.
Au sens institutionnel du terme, la Suisse n’est pas un pays aussi européen que le Luxembourg. Et pourtant, le bassin genevois exprime depuis 1973 une convention de solidarité à la partie française en lui reversant 3,5% de la masse salariale brute des frontaliers. L’an dernier, plus de 280 millions de francs ont ainsi été rétrocédés par le canton de Genève aux départements de l’Ain et de la Haute-Savoie, où vivent plus de 100’000 frontaliers actifs à Genève.
Ce qui est intéressant, c’est que cette convention est territorialisée, c’est-à-dire que l’argent n’est pas envoyé à Paris mais est investi directement sur place. Il s’agit donc d’une vraie référence pour nous.
Quels enseignements en tirez-vous?
On ne peut pas s’empêcher de penser que si le Luxembourg avait été aussi équitable que la Suisse à l’époque, le nord de la Lorraine ne se trouverait pas dans un tel état de délabrement aujourd’hui. Comme Genève, le Luxembourg accueille plus de 100’000 travailleurs frontaliers français sur son sol [près de 200’000 en comptant les Allemands et les Belges]. Pourtant, elle ne reverse pas un seul centime de compensation aux régions françaises et allemandes limitrophes. C’est à la fois inique et totalement contre-productif.
«Si le Luxembourg avait été aussi équitable que la Suisse, le nord de la Lorraine ne se trouverait pas dans un tel état de délabrement»
Vous parlez de délabrement, c’est très fort. Une façon de noircir le trait?
Non, un véritable drame est en train de se jouer dans les communes françaises proches du Luxembourg qui accueillent parfois jusqu’à 70% de frontaliers. Les maires sont incapables de répondre aux besoins croissants en infrastructures – crèches, écoles, transports, etc. – induits par l’arrivée massive de travailleurs frontaliers attirés par l’eldorado luxembourgeois. Par ailleurs, avec le boom des prix de l’immobilier, les travailleurs français sont exclus de ces communes au profit des frontaliers.
L’attractivité lorraine en souffre énormément et c’est toute la région qui est aujourd’hui en grande difficulté. Alors que le PIB par habitant luxembourgeois est le deuxième le plus élevé du monde (98’000 euros), le PIB moyen de la Région Grand Est atteint à peine 28’000 euros. De telles disparités entre une métropole et sa banlieue sont absolument intenables à long terme.
Tout de même, le décollage de l’économie luxembourgeoise a coïncidé dans les années 1980 avec le déclin de la sidérurgie lorraine, permettant la création de nouveaux emplois de l’autre côté de la frontière. Sans cela, le taux de chômage serait bien plus élevé dans le Grand Est français.
Au contraire, depuis 30 ans, le taux de chômage ne cesse d’augmenter en Lorraine. Ce ne sont pas nos chômeurs qui sont employés au Luxembourg mais des travailleurs recrutés sur Internet aux quatre coins de la France et contraints de s’établir dans les zones frontalières faute de trouver un logement à prix abordable au Luxembourg.
Bien sûr, en faisant le choix dans les années 1980 de devenir un paradis fiscal, le Luxembourg a créé de nombreux emplois dans les services financiers qui n’auraient pas pu voir le jour en France. Mais à côté de cela, il y a aussi une grande partie de transferts d’emplois induits par la politique fiscale agressive du Grand-Duché. Beaucoup de petits entrepreneurs lorrains sont en effet contraints à s’installer au Luxembourg pour rester compétitifs.
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Comment en est-on arrivé là?
En libéralisant le marché des services, notamment par l’intermédiaire du traité de LisbonneLien externe de 2007, l’UE a créé des niches d’enrichissement dont certains pays comme le Luxembourg ont su formidablement tirer profit. En parallèle, afin d’éviter une double imposition, le «Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune» de l’OCDE prévoit que, généralement, le pays où l’emploi est exercé impose la rémunération du salarié. Ce principe tient la route pour un Français vivant et travaillant à Londres, mais pas pour un travailleur frontalier qui est à la charge de son pays de résidence.
Avec le Luxembourg, on a affaire à un Etat qui a axé tout son modèle de développement sur la sous-enchère fiscale et qui refuse d’entendre parler d’équilibre. Sur 440’000 emplois que compte le pays, 200’000 sont occupés par des frontaliers. Quand deux actifs contribuent au budget de l’Etat, un seul est pris en charge par ce dernier. Ainsi, plus il y a de frontaliers au Luxembourg, plus il y a de recettes fiscales et plus le Luxembourg peut abaisser ses taux de fiscalité et accroître sa compétitive. Le cercle infernal est sans fin.
La faute à l’Europe, donc?
On doit bien l’admettre, l’Union européenne a échoué à créer une solidarité dans ses régions transfrontalières. C’est un échec retentissant. La Suisse se montre plus solidaire que le Luxembourg, qui est pourtant un des Etats fondateurs de l’UE. D’ailleurs, certains élus suisses commencent à s’interroger en voyant que le Luxembourg bénéficie de largesses de la part de la France et de l’Europe.
Cela concerne la question fiscale, mais aussi celle des frontaliers au chômage, le Luxembourg étant sur le point d’obtenir des dérogations importantes par rapport aux nouvelles règles européennes qui prévoient que ce soit désormais le pays de travail qui indemnise les frontaliers au chômage, et non plus le pays de résidence.
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Dans ce tableau sombre, y a-t-il tout de même quelques lueurs d’espoir?
Oui, le Conseil de l’Europe doit se prononcer cet automne sur une initiative de la FEDRE visant une «juste répartition des impôts et des charges en territoires transfrontaliers». Par ailleurs, un groupe de travail de l’OCDE est en train d’examinerLien externe une réforme de la recommandation du prélèvement de l’impôt pour les zones frontalières afin d’inclure des modèles qui existent déjà en Suisse.
Nous plaidons de notre côté pour la création d’un fonds de co-développement ou de solidarité transfrontalier. Ce fonds serait géré de manière paritaire avec un droit de veto de chaque partie. En se basant sur le taux de rétrocession genevois (3,5% des salaires bruts), le Luxembourg devrait contribuer à hauteur de 160 millions de francs à ce fonds. Cela représenterait à peine 1% de son budget de fonctionnement annuel et moins de 10% du total des impôts versés par les travailleurs frontaliers français actifs au Luxembourg.
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