L’accueil des personnes fuyant l’Afghanistan divise aussi en Suisse
Depuis que l’Afghanistan est retombé aux mains des talibans, Berne a suspendu les expulsions vers ce pays et va accorder un peu plus de 200 visas humanitaires. Mais la Suisse ne prévoit pas d’accueillir des réfugiés en nombre malgré les appels de la société civile et de la gauche.
Plus de 2,6 millions de ressortissantes et ressortissants afghans avaient le statut de réfugiés à la fin 2020, selon les chiffres du Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCRLien externe). Cela signifie que plus d’une personne réfugiée sur 10 dans le monde vient d’Afghanistan. Les pays voisins, Pakistan et Iran en tête, sont leur principale terre d’asile, mais ils sont aussi plus de 300’000 sur le sol européen.
Aujourd’hui, la reprise de la quasi-totalité du pays par les talibans pourrait pousser à l’exil 500’000 personnes supplémentaires, estiment la Commission européenne et les Nations unies. Qui va les accueillir? Le débat prend de l’ampleur dans de nombreux pays.
De nombreux pays se sont penchés ces derniers jours sur la question de l’accueil de réfugiés et réfugiées en provenance d’Afghanistan, optant pour différentes approches. Le Premier ministre canadien Justin Trudeau a par exemple fait savoir que le Canada accueillerait 20’000 Afghans et Afghanes menacés. Le même nombre a été avancé par Boris Johnson au Royaume-Uni.
Dans l’Union européenne, le sujet reste très délicat et divise profondément les 27. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a exhorté samedi 21 août tous les pays, en premier lieu les pays européens, à accueillir une partie des personnes afghanes exfiltrées de Kaboul. Elle a assuré les Etats membres de l’UE qui le feront du soutien financier de l’Europe.
En Allemagne, la chancelière Angela Merkel s’est dite ouverte à l’accueil «contrôlé» de personnes particulièrement vulnérables, tout en indiquant que des solutions devaient dans un premier temps être trouvées dans les pays voisins de l’Afghanistan.
En France, Emmanuel Macron a promis de protéger et d’accueillir les Afghans et Afghanes, mais a aussi suscité l’indignation à gauche en appelant à «se protéger des flux migratoires irréguliers importants».
D’autre pays sont sur une ligne très dure, notamment l’Autriche. Le ministre de l’Intérieur a réaffirmé que le pays n’accueillerait aucun contingent spécial de personnes réfugiées et a appelé l’UE à mettre en place des «centres de rétention» dans les pays voisins de l’Afghanistan pour poursuivre les renvois.
Pendant ce temps, l’Iran se prépare à l’arrivée prochaine de nombreuses personnes. Le pays accueille déjà sur son territoire près de 3,5 millions d’Afghans et Afghanes, dont un peu moins de la moitié possèdent le statut de réfugiés, et a construit trois camps le long de sa frontière orientale avec l’Afghanistan.
Quelle protection pour les Afghans et Afghanes réfugiés en Suisse?
En Suisse, comme ailleurs en Europe, l’Afghanistan est depuis plusieurs années l’un des principaux pays de provenance des personnes qui demandent l’asile. En juillet, 12’500 Afghans et Afghanes se trouvaient dans le processus d’asile, selon le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEMLien externe).
«La situation sécuritaire et en matière de droits humains est déjà très difficile depuis longtemps en Afghanistan», avant même la prise de pouvoir des talibans, rappelle la porte-parole de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSARLien externe) Eliane Engeler à SWI swissinfo.ch.
Pour les personnes déboutées et expulsées vers l’Afghanistan, «le seul fait d’avoir été en Europe leur vaut des menaces et les expose à la violence», relève-t-elle. C’est pourquoi l’OSAR réclamait de longue date la suspension des renvois vers le pays asiatique. Une mesure finalement annoncée le 12 août par la Confédération, comme par plusieurs autres Etats, et saluée par le HCRLien externe. L’OSAR dit désormais espérer que cet arrêt «perdure jusqu’à une réelle amélioration de la situation».
Les expulsions de Suisse vers l’Afghanistan n’étaient déjà pas pratique courante. Les dernières remontent à 2019 et concernaient 5 personnes. En 2020, aucun retour forcé n’a eu lieu en raison de la pandémie, indique le SEM à swissinfo.ch.
Au total, en 25 ans, plus de 26’000 demandes d’asile ont été déposées par des personnes de nationalité afghane en Suisse. Environ 1500 ont été expulsées après avoir été déboutées, dont une majorité vers d’autres pays que l’Afghanistan (des Etats tiers ou des Etats Dublin) et 80 vers l’Afghanistan. Aucun renvoi n’a eu lieu vers ce pays lorsque les talibans étaient au pouvoir dans les années 1990.
«De nombreuses personnes originaires d’Afghanistan sont protégées en Suisse», défend le porte-parole du SEM Daniel Bach. Selon l’organe fédéral, la Suisse présentait en 2020 le taux de protection (c’est-à-dire la part d’asile et d’admissions provisoires accordés sur l’ensemble des décisions rendues) «le plus élevé de tous les États européens, soit 84%».
Le taux d’octroi d’une protection aux personnes afghanes réfugiées est en effet de 56% en moyenne dans l’Union européenne, mais avec d’importantes différences entre les Etats membres (et il s’élève à près de 94% en Italie), selon Eurostat.Lien externe Les comparaisons internationales sont toutefois délicates, car il existe de fortes disparités dans les formes de protection octroyées.
La Suisse protège certes les personnes afghanes réfugiées mais leur accorde peu l’asile, dont le taux de reconnaissance chute à 16,5%, tempère Eliane Engeler. La grande majorité sont «admises à titre provisoireLien externe» et n’ont pas le statut de réfugiées. Or «l’admission provisoire est une protection beaucoup plus incertaine», indique la porte-parole de l’OSAR.
Les personnes étrangères admises à titre provisoire n’ont pas la qualité de réfugiés. Il s’agit de personnes «qui font l’objet d’une décision de renvoi de Suisse mais pour lesquelles l’exécution du renvoi se révèlerait illicite, inexigible ou matériellement impossible», indique le SEMLien externe.
Ce statut, qui n’existe en tant que tel qu’en Suisse, est souvent accordé aux personnes qui fuient un conflit, explique Eliane Engeler de l’OSAR. Elles ne peuvent souvent pas obtenir le statut de réfugiées (car elles ne sont pas en mesure de prouver qu’elles font l’objet de persécutions ciblées), mais ne peuvent pas être renvoyées dans leur pays où elles risqueraient de graves violations des droits humains, voire la mort.
La majorité des requérants d’asile afghans, syriens, tout comme beaucoup d’Erythréens et de Somaliens sont ainsi admis à titre provisoire. L’admission provisoire «suggère que le séjour n’est que temporaire, alors qu’en réalité la plupart de ces personnes restent durablement en Suisse», explique Eliane Engeler. «Cela complique beaucoup leur intégration sur le marché du travail.»
«La Suisse doit faire davantage»
Compte tenu des événements récents en Afghanistan, les appels à élargir les conditions d’accueil des personnes fuyant l’Afghanistan se sont multipliés ces derniers joursLien externe, émanant de diverses organisations non gouvernementales (ONG) comme l’OSAR, mais aussi des partis de gauche, des grandes villes comme Genève ou Zurich, et de la société civile.
«Sous un régime taliban, les femmes sont particulièrement menacées, comme toutes les personnes qui se sont investies pour les droits humains et la démocratie», énumère Eliane Engeler. «Celles et ceux qui ont travaillé pour un Etat occidental, ou des entités occidentales comme des ONG, sont aujourd’hui à risque, car les talibans les considèrent comme des collaborateurs de l’Occident», détaille la porte-parole.
Il est notamment demandé à la Confédération d’accorder des admissions provisoires aux Afghans et aux Afghanes déjà présents en Suisse, de faciliter l’octroi de visas humanitaires et les regroupements familiaux, mais aussi d’augmenter les quotas de la participation suisse aux programmes de réinstallation du HCR.
Ces contingents, fixés à un maximum de 1600 personnes au total – toutes provenances confondues – pour les années 2021 et 2022, peuvent être relevés par le gouvernement dans les situations d’urgence humanitaire, précise l’OSAR, qui exhorte le Conseil fédéral à faire preuve de «générosité». Le Parti socialiste et les Verts demandent, eux, que la Suisse accueille 10’000 personnes.
Par ailleurs, une pétitionLien externe en ligne demandant l’admission immédiate d’au moins 5000 Afghans et Afghanes en Suisse a recueilli plus de 16’000 signatures la semaine passée.
Berne privilégie l’aide sur place
En conférence de presse mercredi 18 août, le Conseil fédéral a fait savoir qu’il n’était pour l’instant pas prévu d’accéder à ces demandes, mais a promis d’apporter son aide sur le terrain.
>> Le sujet du 19h30 de la RTS:
Dans la presse alémanique du week-end, la ministre de la justice Karin Keller-Sutter a encore défendu la position gouvernementale. «Il n’y a pas à l’heure actuelle de déplacements massifs» hors d’Afghanistan, a-t-elle noté. «La Suisse n’a en outre absolument aucun moyen de faire sortir ces personnes du pays», a-t-elle poursuivi. «Nous ne pouvons pas non plus choisir arbitrairement 10’000 personnes et les évacuer de la zone de crise».
Dans l’immédiat, la priorité de la Suisse est d’évacuer et accueillir le personnel local de son bureau de coopération à Kaboul, temporairement fermé, ainsi que sa famille proche. Ces quelque 230 personnes se verront accorder un visa humanitaire, «parce qu’elles sont menacées de manière concrète et aiguë en Afghanistan», selon le SEM.
Pour l’OSAR, c’est «nécessaire, mais cela ne suffit pas». «La Suisse doit faire plus pour être à la hauteur de sa tradition humanitaire», estime Eliane Engeler. De son côté, le SEM assure que «la situation en Afghanistan fait l’objet d’un suivi permanent». «Nous réexaminons constamment nos pratiques en matière d’asile et les adapterons si nécessaire», commente son porte-parole.
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