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Le Gesda peut-il positionner Genève sur les défis du futur?

Peter Brabeck, président du Gesda, lors de l ouverture le 11 octobre du troisième sommet de la fondation à Genève.
Peter Brabeck, président du Gesda, lors de l'ouverture le 11 octobre du troisième sommet de la fondation à Genève. Porté par le gouvernement, le Gesda doit permettre à la Genève internationale de se saisir des enjeux de gouvernance futurs. © Keystone / Martial Trezzini

La Suisse entend miser sur la diplomatie scientifique pour faire de la Genève internationale un pôle de la gouvernance des technologies. Une volonté qui se matérialise par le Gesda, dont le sommet annuel vise à réunir les communautés scientifique et diplomatique internationales. Mais après quatre ans d’existence, l’organisation doit encore faire ses preuves.

La fondation Gesda (Anticipateur de Genève sur la science et la diplomatie) tient de mercredi à vendredi son troisième sommet annuel au Portail de la science du CERN, à Genève, un nouveau site d’exposition et d’éducation fraîchement inauguré début octobre.

Au programme: des discussions autour des futures percées scientifiques – dans les domaines de l’intelligence artificielle, du quantique ou encore des neurotechnologies – et leurs conséquences sur les humains, mais aussi sur les systèmes de gouvernance. Quelque 1200 responsables politiques, scientifiques, diplomates et représentants et représentantes du secteur privé y sont attendus, en personne ou en ligne.

Lancé en fanfare en 2019 par le Conseil fédéral, le Gesda doit permettre de garder la Genève internationale sur la carte du monde alors que la gouvernance globale est en plein chamboulement. La rivalité Chine-États-Unis ainsi que la montée en puissance du Sud global défient une vision de la diplomatie dominée par l’Occident depuis 1945 et dans laquelle Genève avait toute sa place.

«Nous avons ici un laboratoire de la gouvernance mondiale du 21e siècle», a déclaré mercredi le secrétaire d’État Alexandre Fasel, numéro deux du ministère suisse des Affaires étrangères (DFAE). L’occasion de rappeler aussi que la diplomatie scientifique est «l’un des instruments centraux» de la politique étrangère du pays pour 2024-2027. Vendredi, le chef de la diplomatie suisse, Ignazio Cassis, doit y officialiser le lancement de l’Open Quantum Institute (OQI), un centre mondial visant à faciliter l’accès à l’informatique quantique et l’une des principales initiatives du Gesda à ce jour.

Un pont entre science et politique

La fondation Gesda doit donc servir de pont entre les acteurs et actrices à la pointe de la recherche et celles et ceux des secteurs public et privé. Avec comme postulat de base, l’idée d’anticiper les futures percées technologiques pour préparer aujourd’hui les diplomates et les décideurs et décideuses politiques à leurs conséquences demain.

«Ce qu’on essaie de faire, c’est d’anticiper les développements. On a tous plus ou moins loupé le débat sur l’intelligence artificielle, qui est arrivée dans nos vies quasiment du jour au lendemain, a déclaré Jean-Marc Crevoisier, directeur marketing et communication du Gesda, lors d’une conférence de presse organisée par l’Association des correspondants accrédités auprès des Nations unies (ACANU). On ne s’y est pas préparé, et ça donne un débat un peu chaotique.»

Après une phase pilote de trois ans, la Confédération a décidé en 2022 de continuer à financer le Gesda à hauteur de 3 millions de francs par an pour une période de dix ans. En 2022, le canton et la ville de Genève ont également contribué à hauteur de 100’000 francs chacun au budget de l’organisation. À titre de comparaison, la Suisse a investi au total 122 millions de francs dans sa politique d’État hôte pour la période 2020-2023.

Des critiques à gauche et à droite

En amont de sa création, l’initiative avait été critiquée au Parlement par une partie de la gauche et de la droite. Certains députés craignaient que la présence à la tête de l’organisation de personnalités telles que Peter Brabeck – président du Gesda et ancien patron de Nestlé – ou Patrick Aebischer – vice-président du Gesda, ancien président de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et membre du conseil d’administration de Nestlé – donne naissance à une organisation de prestige ou donne lieu à des conflits d’intérêts.

«Je ne pense pas que le Gesda défende un à un les intérêts de Nestlé, précise Fabian Molina, conseiller national socialiste zurichois et membre de la Commission de politique extérieure. Mais c’est clair que si on prend des dirigeants qui ont travaillé toute leur vie pour des multinationales et ont toujours défendu le profit et la croissance économique, ils ne vont pas prendre le parti des personnes les plus défavorisées de l’autre côté de la planète.»

Certains parlementaires jugeaient également la mission du Gesda trop floue. Roland Büchel, conseiller national UDC saint-gallois, lui aussi membre de la Commission de politique extérieure, estime que «le rôle du Gesda ne peut par définition pas être clair, parce que la diplomatie est l’affaire du gouvernement et des diplomates». Il voit ainsi d’un œil critique que des acteurs économiques se mêlent aux affaires de la diplomatie suisse par le biais d’une fondation financée «par le contribuable». Et d’ajouter: «À mon avis, ces ressources pourraient très bien être économisées.»

Les deux parlementaires concèdent toutefois que le Gesda n’est pas une priorité au Parlement, notamment car le financement octroyé par la Confédération reste modeste à l’échelle du ministère des Affaires étrangères.

Après 4 ans, quels résultats?

Véritable cheval de bataille du DFAE, le Gesda n’a pas manqué de susciter de très fortes attentes.

À ce jour, son produit phare est un «radar» d’anticipation, lancé en 2021 et actualisé annuellement depuis. Il s’agit d’une plateformeLien externe, accessible en ligne, cataloguant les plus importantes percées scientifiques attendues au cours des cinq, dix et 25 prochaines années dans plusieurs domaines de recherche. Ses résultats se basent sur les réflexions de plus de 1500 scientifiques sondés à travers le monde.

«Le défi, c’est d’amener ce radar d’anticipation aux personnes pertinentes, indique Johan Rochel, chercheur en droit et éthique de l’innovation à l’EPFL. Développer les scénarios, c’est un premier objectif. Mais les faire vivre et les amener aux décideurs et décideuses politiques, ça, c’est le deuxième gros objectif.»

Mais alors que la coopération multilatérale est au point mort en raison des tensions géopolitiques – rivalité Chine-États-Unis, guerre en Ukraine et désormais guerre israélo-palestinienne – le Gesda doit faire face à de forts vents contraires.

«Est-ce qu’on peine à s’inscrire dans le débat ambiant? Peut-être, a reconnu Jean-Marc Crevoisier. Mais on est une fondation qui démarre, on a un produit qui est reconnu comme étant pointu, et on débat chaque année de ces questions.» Et d’ajouter que six ministres étrangers sont attendus au sommet du Gesda cette année. Un effort d’atteindre les capitales du monde que la fondation entend poursuivre, même s’il est, pour l’instant, difficile de quantifier l’impact mondial de la conférence. Une visite à celle-ci par SWI swissinfo.ch confirme une forte présence scientifique internationale, mais un faible nombre de diplomates.

«Évidemment, on n’a pas les moyens de visiter toutes les capitales du monde et de faire une promotion du radar comme on le voudrait», a indiqué Martin Müller, directeur exécutif de la science d’anticipation du Gesda. En 2022, la fondation disposait d’un budget dépassant à peine 4 millions de francs et employait douze personnes. «Je pense que le message commence un peu à se diffuser aussi dans les différentes capitales via les représentations permanentes ici à Genève», a-t-il néanmoins ajouté.

Genève est proche d’atteindre l’universalité en matière de représentations diplomatiques installées sur place. 180 États sur les 193 que reconnaît l’ONU y sont établis de façon permanente, notamment en raison de la présence du siège européen des Nations unies et de celui de l’Organisation mondiale du commerce. Quelque 750 organisations non gouvernementales y sont aussi établies. Sur une vingtaine de représentations contactées, dont les principaux pôles de recherche et puissances mondiales et régionales, seules celles du Royaume-Uni et du Japon ont répondu à nos sollicitations et confirment que des diplomates feront le déplacement depuis leurs capitales respectives.

Quel futur?

«Le Gesda est une stratégie d’influence ou de ‘science pour la diplomatie’ par laquelle le DFAE cherche à promouvoir des objectifs politiques qui vont au-delà de la science, explique Leo Eigner, chercheur en diplomatie scientifique au Centre pour les études de sécurité (CSS) de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). Le problème de cette approche est qu’il est très difficile de mettre sur pied de telles initiatives et de le faire rapidement.»

Darius Farman, codirecteur du laboratoire d’idées foraus à Genève, pense également qu’il faudra attendre encore «quelques années pour pouvoir tirer un bilan et évaluer les résultats concrets» du Gesda. «Ces prochaines années, il risque d’y avoir une demande de plus en plus forte de pays dits du ‘Sud global’ pour que le multilatéralisme se désoccidentalise, qu’il devienne plus représentatif de leur force démographique et économique croissante. […] Le Gesda va devoir travailler avec un nombre très important d’acteurs à l’international et adopter un casting extrêmement diversifié s’il veut atteindre son objectif de mobilisation», ajoute-t-il.

Alors que les atouts historiques de la diplomatie suisse, sa neutralité et sa politique des bons offices, semblent aujourd’hui peiner à convaincre sur la scène internationale, la Suisse continue de bénéficier d’une excellente réputation dans le domaine de la recherche, avec la présence notamment de deux grandes écoles polytechniques et du CERN. Un pari sur la diplomatie scientifique pourrait donc s’avérer payant, estiment plusieurs experts. Mais Genève n’est pas seul à vouloir se positionner comme pôle de la gouvernance des technologies, d’autres centres du multilatéralisme tels que New York, Paris, ou Bruxelles souhaitent aussi se profiler.

«Le Gesda vient de toute façon jouer un rôle dans des écosystèmes beaucoup plus larges. C’est Genève et ses acteurs qui doivent se coordonner et se mobiliser. D’autres villes cherchent à attirer le même type d’organisations», souligne Johan Rochel.

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin

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