Le rôle des «amis de la Suisse» à Bruxelles? Surcoté
Focalisée sur sa stratégie et ignorant l’évolution des pouvoirs au sein de l’Union européenne, la Suisse s’est engagée dans une impasse avec l’UE. Le conseiller fédéral Ignazio Cassis est attendu de pied ferme lundi à Bruxelles. Analyse.
Dans le cénacle européen, la réputation de la Suisse n’est plus à faire. Elle souhaite participer au marché unique tout en préservant son indépendance politique et juridique. En bref, picorer ce qui lui convient («cherry picking»), dit-on à Bruxelles. En mai dernier, Berne a rompu ses négociations en vue d’un accord-cadre avec l’UE. Mais de l’avis de beaucoup en Suisse, les relations avec Bruxelles devraient cependant s’arranger à terme, sur fond de bonne volonté.
«En optant pour l’accord-cadre, le Conseil fédéral a agi en conformité avec sa tradition dans le dossier européen, soit en voulant le beurre et l’argent du beurre», estime l’historien suisse Bastien Nançoz, auteur d’un ouvrage sur l’amitié qu’entretenait jadis l’ancien président français François Mitterrand avec la Suisse.
Mais le temps a passé. Après la crise des subprimes, le Brexit et les tensions actuelles entre l’UE et des pays tels que la Pologne ou la Hongrie, Bruxelles est désormais moins encline à céder aux doléances helvétiques.
En d’autres termes, l’UE n’entend plus tolérer le «cherry picking». Et la Commission européenne a adopté une position plus cohérente à l’égard de la Suisse. Selon Fabio Wasserfallen, professeur en politique européenne à l’Université de Berne, «Bruxelles aurait sans doute fermé les yeux si le Brexit n’était pas passé par là». Mais depuis cette cassure, l’UE est prête à accepter des inconvénients économiques, dès lors que ses principes sont respectés.
On surestime le rôle de l’Autriche et de l’Allemagne
Mais tous les Etats-membres de l’UE ne partageaient pas, en tout cas jusqu’ici, cette position plus radicale de la Commission européenne à l’égard de Berne. En premier lieu les pays voisins (Allemagne, Autriche, Italie, France), où les enjeux sont différents. Leurs économies et intérêts, jusqu’aux infrastructures – en matière de réseau électrique notamment – sont intriquées avec la Suisse. Sans compter les frontalier et frontalières qui viennent quotidiennement de ces pays.
Surtout l’Allemagne et l’Autriche souhaiteraient entretenir de meilleures relations avec Berne, quitte à faire des compromis. Questionné par SWI swissinfo.ch, le ministère allemand de l’Economie a confirmé que Berlin avait œuvré intensément en coulisses pour que les discussions entre la Suisse et l’UE se poursuivent. Ceci avant que la Commission rejette l’idée de renégocier.
«Depuis longtemps, l’Allemagne et l’Autriche sont considérés comme ‘des pays amis’ de la Suisse, mais ce rôle est à mes yeux un peu surestimé», relativise Fabio Wasserfallen. Beaucoup de bruit pour la galerie, sans effets concrets.
La ligne directe ne fonctionne plus
Et l’universitaire bernois de rappeler que la Suisse a souvent usé de sa ligne directe avec Berlin et Paris pour faire passer ses messages jusqu’à Bruxelles, comptant sur leur soutien pour que ses souhaits soient exaucés. Et Berne fonderait toujours ses espoirs sur cette aide malgré l’échec de l’accord-cadre.
Pour Fabio Wasserfallen, cette méthode consistant à opposer des États de l’Union européenne – sur un sujet comme la Suisse par exemple – repose sur une vision dépassée de l’UE. «La Suisse n’a pas suffisamment encore pris conscience que la position de la Commission européenne s’est raffermie depuis l’élargissement de l’Union». Avec pour corollaire que «la ligne directe vers Berlin, Rome, Paris ou Vienne a perdu de son importance».
Selon le politologue, la Suisse n’a pas non plus assimilé le fait que le pouvoir de la Commission s’est musclé. «Après plusieurs crises, dont le Brexit, l’UE a dû préciser, puis renforcer le mandat de la Commission dans son rôle d’organe exécutif. Son champ d’action repose désormais sur des instructions plus claires sur la manière d’agir, ce que la Suisse n’a pas vraiment compris». Lorsque les accord bilatéraux 1 ont été négociés, les règles du jeu était souples. «J’ai l’impression que la Suisse espérait continuer ainsi», résume Fabio Wasserfallen.
Le constat est identique chez Bastien Nançoz. «La stratégie traditionnelle de la Suisse consistant à tabler sur ses contacts privilégiés avec Paris et Berlin afin de mieux négocier n’a en réalité pas eu, cette fois-ci, tout l’effet escompté». Il est également vrai que le moteur franco-allemand a perdu une partie de sa force au sein de l’UE ces dernières années. «Le temps où la France et l’Allemagne dictaient le rythme de la construction européenne est révolu», observe-t-il.
Ce ne pourra être que pire
Aujourd’hui, les événements se précipitent dans les pays voisins de la Suisse. En Autriche, le chancelier et «ami» Sebastian Kurz a démissionné. Outre-Rhin, le nouveau gouvernement en gestation ne nourrit guère d’affinités avec Berne. Enfin, la France est en campagne en vue des élections présidentielles de 2022.
Pour Bastien Nançoz, «les exécutifs des pays membres de l’UE ont mieux à faire que de défendre les intérêts suisses. Paris et Berlin envisageront sans doute de reprendre ce partenariat, mais après les présidentielles d’avril en France».
Une décision de l’UE devrait tomber, elle, dans la prochaine quinzaine. Mais sans que Berne ait pu compter cette fois-ci sur l’aide de ses «meilleurs amis».
(Traduction de l’allemand: Alain Meyer)
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