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L’Afrique veut plus de temps et d’argent pour se conformer au règlement européen contre la déforestation

Cueillette de cabosses de cacao en Afrique.
Un agriculteur cueille des cabosses de cacao sur les arbres qu’il cultive sur ses terres dans la forêt du village de Dahou, près de Duekoue, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire (avril 2004). Keystone/AP/Ben Curtis

Les pays africains producteurs de cacao et de café se livrent à une course contre la montre pour éviter l’exclusion du marché européen. Une proposition visant à retarder la mise en œuvre du règlement européen contre la déforestation leur donnerait plus de temps pour se préparer.

Les consommatrices et consommateurs de l’Union européenne (UE) sont responsables d’environ 10% de la déforestation mondiale. Pour s’attaquer au problème, l’UE a introduit en 2013 le règlement Bois (RBUE), lequel interdisait la vente de bois récolté illégalement sur le marché européen.

Un peu plus de dix ans plus tard, Bruxelles prévoit de mettre en place une nouvelle législation connue sous le nom de règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêtsLien externe (RDUE) qui remplacera le RBUE. Outre le bois, le texte vise également d’autres produits responsables de la déforestation mondiale, tels que le cacao, le café, le bœuf, l’huile de palme, le caoutchouc et le soja. Il devrait entrer en vigueur le 30 décembre 2024. 

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Les entreprises qui souhaitent vendre dans l’UE ces produits ainsi que les produits dérivés devront prouver que ceux-ci ne sont pas liés à la déforestation ou à la dégradation des forêts. Des groupes suisses tels que Nestlé, Barry Callebaut et Lindt & Sprüngli se sont engagés à garantir des chaînes d’approvisionnement exemptes de déforestation d’ici à 2025 et ont développé leurs propres systèmes de traçabilité du cacao pour atteindre leurs objectifs.

Le chocolatier Lindt & Sprüngli a, par exemple, investi 27,5 millions de francs (31,8 millions de dollars) en 2022 dans l’approvisionnement en cacao durable. Ainsi, la Suisse se trouve en bonne position pour se conformer aux exigences du RDUE: la part de cacao durable qu’elle importe a grimpé de 50% en 2017 à 82% en 2023. 

La Suisse n’est pas membre de l’Union européenne (UE), mais le règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts (RDUE) la touchera également. Le pays est le premier exportateur de chocolat vers l’UE, avec 62’000 tonnes l’an dernier, soit 36% du chocolat importé dans l’Union.

«Le temps presse: sans solution d’ici à la fin de l’année, l’accès au marché de l’UE risque de devenir nettement plus compliqué», déclarait Chocosuisse dans un communiqué de presse publié en février. La Fédération des fabricants suisses de chocolat réagissait à la décision du Conseil fédéral de ne pas introduire un règlement similaire en Suisse, mais plutôt d’évaluer l’impact du RDUE sur les entreprises helvétiques.

Selon Christian Robin, directeur général de la Plateforme suisse du cacao durable (SWISSCO), les échanges entre le Conseil fédéral et le secteur privé sur le RDUE se sont intensifiés au cours des derniers mois.

Ce ne sont pas seulement les entreprises qui risquent de perdre de l’argent si elles ne peuvent pas prouver qu’elles respectent leur devoir de diligence. Les pays exportateurs pourraient également voir leurs revenus diminuer en cas d’exclusion du marché européen.

Selon une analyse de Rabobank, la mise en conformité au RDUE peut représenter un coût allant de 0,29% à 4,3% de la valeur des importations dans l’UE. Ce sont l’Afrique et l’Amérique du Sud qui ont le plus à perdre. Un exemple: le RDUE entraînera pour l’Éthiopie, grand exportateur de café (lequel représente 30 à 35% de ses recettes totales d’exportation), une diminution de 18,4% de ses exportations et un recul de 0,6% de son PIB, d’après un récent rapport du groupe de réflexion ODILien externe.

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Pour éviter une chute importante de leurs revenus, les pays africains s’empressent d’enregistrer les producteurs (incluant leur photo, leur carte d’identité, les limites de leur exploitation et l’historique de leur production) dans une base de données nationale. Cela, afin d’exclure des chaînes d’approvisionnement les personnes qui défrichent les forêts.

Un travail laborieux est effectué pour cartographier les limites de chaque exploitation, jusqu’à la petite ferme, et ainsi garantir la traçabilité des produits comme le café. L’objectif est d’identifier toute extension des exploitations dans les zones forestières.

«L’enregistrement des producteurs n’est pas difficile, mais il n’est pas facile non plus», déclare Kajiru Francis Kissenge, responsable de la mise en valeur du café au Tanzania Coffee Board.

La Tanzanie, dont la moitié des exportations de café sont destinées à l’UE, a commencé à se préparer au RDUE en septembre. Le pays prévoit de terminer l’enregistrement des caféicultrices et caféiculteurs d’ici à janvier 2025, soit peu après le délai fixé.

«La plupart des producteurs sont regroupés en coopératives. Le défi consiste à obtenir des coordonnées GPS précises de leurs exploitations. Celles-ci étant proches les unes des autres, nous devons trouver une technologie de cartographie précise qui garantit l’absence de chevauchements des limites des exploitations», explique Kajiru Francis Kissenge.

Pour faire des économies, le Tanzania Coffee Board a d’abord entamé le travail de cartographie des exploitations en utilisant des outils numériques gratuits, mais ceux-ci n’étaient pas suffisamment précis et indiquaient des chevauchements. L’organisme recherche désormais une technologie plus précise, qui doit être budgétée.

«Selon nos estimations, cartographier les limites des exploitations coûtera entre 1,50 à 2 dollars (1,30 à 1,75 franc) par domaine, et la Tanzanie compte quelque 340’000 producteurs de café», relève Kajiru Francis Kissenge. «Ce serait bien d’obtenir un soutien financier de l’UE, car la technologie de qualité n’est pas bon marché.»

L’UE a récemment annoncé un versement substantielLien externe de 97 milliards de shillings tanzaniens (30 millions de francs) à la Tanzanie pour des réformes sectorielles. Mais la préparation du secteur du café à sa mise en conformité avec le RDUE ne figure pas sur la liste.

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Modéré par: Anand Chandrasekhar

Combien de plus êtes-vous prêts à payer votre chocolat pour ménager la forêt équatoriale?

Comment selon vous peut-on s’assurer que le cacao est produit de manière durable?

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Avancé, mais pas tout à fait prêt

De son côté, le Ghana, deuxième producteur mondial de cacao, a mis en place un système de traçabilité des fèves de cacao depuis 2021. La base de données, appelée Cocoa Management System (CMS), contiendra non seulement les données concernant les 1,5 million de cultivatrices et cultivateurs de cacao du Ghana, mais sera également utilisée pour les rémunérer et établir une caisse de retraite. 

Le CMS aidera également le Ghana à se conformer au RDUE, un objectif important alors que 62% de la production de cacao du pays a été exportée vers l’UE en 2022. Le système de traçabilité des fèves de cacao (GCTS) et le modèle d’évaluation des risques de déforestation liés au cacao constituent les principales composantes du CMS développé pour répondre aux exigences du RDUE et visent à relier les données sur la couverture forestière à celles de la culture du cacao.

«Le développement et la mise en place de ces systèmes nous ont coûté plus de 50 millions d’euros (46,8 millions de francs)», précise Michael Ekow Amoah, directeur adjoint de la recherche et du développement au Ghana Cocoa Board (COCOBOD). «C’est un investissement judicieux, mais qui n’est pas équitable. L’UE aurait dû contribuer à l’investissement initial.»

Le Ghana a investi en 2019 dans la traçabilité du cacao grâce à des fonds issus d’un prêt de 600 millions de dollars conclu la même année pour financer des mesures d’amélioration de la productivité du cacao avec un syndicat de prêteurs, qui comprend la Banque africaine de développement ainsi que des banques d’investissement privées comme Credit Suisse (désormais propriété d’UBS). L’UE a signé en octobre dernier un accord de 15 millions d’euros avec le Ghana pour un programme de transition verte et d’agro-industrie, qui portera sur une production agricole durable et résiliente face au climat. Il pourrait être utilisé dans le cadre de la mise en conformité avec le RDUE.

Le Ghana est désormais bien en avance sur d’autres pays africains pour ce qui est de sa mise en conformité aux exigences de l’UE. Selon une présentation faite lors d’un atelier technique sur le RDUE qui s’est tenu à Accra le 30 mai dernier, le COCOBOD a déjà cartographié un peu plus de 1,2 million d’hectares de plantations de cacao sur un total de 1,3 million et enregistré près de 793’000 producteurs de cacao sur 1,5 million. 

«Cela en vaut la peine dans le sens où cela permettra au Ghana de fournir les preuves nécessaires pour répondre aux exigences du RDUE et d’augmenter sa part de marché dans l’UE», souligne Michael Ekow Amoah.

Si le Ghana et la Tanzanie font actuellement face aux défis de la mise en conformité avec le RDUE, l’enregistrement des producteurs ainsi que la cartographie des exploitations offriront des avantages qui vont au-delà de la lutte contre la déforestation.

«Pour mettre en œuvre une agriculture intelligente face au climat, lutter contre le travail des enfants ou améliorer les pratiques agricoles, il faut des données. Actuellement, l’accent est mis sur la prévention de la déforestation, mais la transparence constitue également un élément essentiel pour moderniser le secteur», pointe Christian Robin, directeur général de la Plateforme suisse du cacao durable (SWISSCO).

La Suisse offre un soutien financier dans le cadre du programme «Green Commodities», développé en collaboration avec le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en 2015. Le programme se concentrait initialement sur la production durable de produits agricoles au Pérou (cacao et café) et en Indonésie (huile de palme). La troisième phase (2023-2026) prévoit 11 millions de francs (5 millions du SECO) pour cinq projets pertinents liés au RDUE: le cacao au Ghana, le bétail et le soja dans l’État de Tocantins au Brésil, l’huile de palme en Indonésie et dans l’État de Sabah en Malaisie, ainsi que le café et le cacao au Pérou.

Plus de temps pour se préparer

À la surprise générale, la Commission européenne a annoncé le 1er octobre une proposition de reporter d’un an la mise en œuvre du règlement contre la déforestation, soit le 30 décembre 2025 au lieu du 30 décembre 2024. La proposition devra être approuvée par le Parlement européen et le vote aura sans doute lieu en novembre ou en décembre prochain.

Les pays et les associations commerciales concernés par le RDUE avaient exigé plus de temps pour se préparer. En septembre, les pays producteurs de cacao ont signé une déclaration commune dans la plus grande ville de Côte d’Ivoire, Abidjan (siège de l’Organisation internationale du cacao ICCO), demandant un délai de deux ans pour la mise en œuvre du nouveau règlement. Quelques semaines plus tôt, l’Association européenne pour le cacao écrivait à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, réclamant également un report.

«Ce n’est pas grave s’ils demandent plus de temps et d’argent à l’UE. Il est également important d’être pragmatique et flexible», affirme Christian Robin.

Le Ghana pourrait bénéficier d’un délai de douze mois. Son système de gestion du cacao n’est pas encore tout à fait au point, deux de ses huit composantes n’étant pas encore prêtes à être mises en œuvre.

«Cela permettra au Ghana d’acquérir toute la logistique requise pour rendre les systèmes nationaux opérationnels et ainsi satisfaire aux exigences du RDUE. Ce sera également l’occasion d’améliorer le système», note Michael Ekow Amoah.

Grâce à ce délai, le Tanzania Coffee Board devrait bénéficier d’une certaine marge de manœuvre. L’enregistrement des caféicultrices et caféiculteurs vient seulement de débuter dans la région de Kagare, laquelle représente 30 à 40% de la production totale de café du pays. Il sera ensuite étendu aux seize autres régions productrices. L’opération devrait durer au moins jusqu’en janvier 2025.

«Un report constituerait un grand soulagement», indique Kajiru Francis Kissenge. «Nous aurions plus de temps pour nous préparer et acquérir la technologie de cartographie adéquate, plutôt que de nous précipiter.»

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Zélie Schaller/op

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