Pourquoi la Suisse importe toujours beaucoup d’or russe
Les données des douanes montrent que les importations d'or russe en Suisse ont bondi depuis que la Russie a envahi l'Ukraine. Comment l'or contribue-t-il à soutenir l'effort de guerre de la Russie et pourquoi de l'or russe continue-t-il à entrer en Suisse? Explications.
Pourquoi l’or est-il – toujours – important pour l’économie russe?
L’or joue un rôle crucial pour l’économie russe, surtout depuis que le pays subit les sanctions internationales liées à sa guerre contre l’Ukraine. Bien que la Russie soit soumise à plus de 16’000 sanctions dans des secteurs stratégiques, son économie a fait preuve de résilience, enregistrant un taux de croissance significatif de 3,6% en 2023. Cette année, l’économie russe a progressé de 5,4% au premier trimestre et de 4% au deuxième, selon les chiffres officiels.
La Russie contribue à environ 10% de la production globale d’or, ce qui en fait le deuxième pays producteur du métal jaune au monde. L’industrie aurifère russe reste forte: sept projets miniers de grande envergure sont en cours et une augmentation de la production de 4% par an est attendue jusqu’en 2026, selon des rapports spécialisés. Cette production soutient l’économie de guerre, car la Russie exporte de l’or vers des pays qui n’appliquent pas de sanctions.
L’or sert de bouclier contre les risques politiques et les turbulences financières mondiales. Les réserves d’or ont été jusqu’ici un atout stratégique pour la Russie et l’ont aidée à maintenir sa stabilité économique en dépit des sanctions. Moscou tente depuis une dizaine d’années d’affranchir son économie du dollar américain en réglant davantage de transactions dans d’autres monnaies. Face aux sanctions, le gouvernement russe a exprimé début 2022 son intention de lier le rouble à l’or. Les pays des BRIC étudient la possibilité de créer une monnaie commune adossée à un panier de matières premières, dont l’or.
La demande d’or par les banques centrales du monde entier a commencé à augmenter en 2022, propulsant le prix du métal précieux vers une série de records. L’or a atteint son plus haut niveau historique le 20 août 2024, à 2530,3 dollars par once troy. Une excellente nouvelle pour la Russie.
Comment les sanctions internationales affectent-elles l’or?
Les sanctions internationales, y compris celles introduites par la Suisse, interdisent l’importation d’or russe produit après le début de la guerre. Ces sanctions visent à limiter la capacité de la Russie à financer sa guerre contre l’Ukraine, mais les appliquer est complexe.
Les sanctions suisses à l’encontre de l’or russe sont entrées en vigueur le 3 août 2022. Les raffineries ont rapidement demandé conseil aux autorités helvétiques pour savoir comment s’assurer que de l’or provenant de Russie et exporté vers l’UE ou un pays tiers ne soit pas importé en Suisse. Les entreprises font preuve de diligence raisonnable avec l’aide d’auditeurs. Les douanes suisses ont le pouvoir d’inspecter les flux d’or pour détecter d’éventuelles violations et de porter les cas devant le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) pour une enquête plus approfondie.
«En cas d’indices ou de soupçons de violation du droit des sanctions, le SECO procède à une enquête systématique», a indiqué ce dernier dans un courriel adressé à swissinfo.ch.
Des violations des sanctions sur l’or ont-elles été constatées en Suisse?
Les autorités affirment que les importations d’or russe en Suisse ont été conformes aux sanctions jusqu’à présent. «L’Office fédéral des douanes et de la sécurité des frontières a contrôlé les importations et n’a constaté aucune violation des sanctions applicables», a-t-il déclaré en réponse aux questions écrites de swissinfo.ch sur les derniers chiffres des importations d’or russe.
Pourquoi de l’or russe arrive-t-il toujours en Suisse?
De l’or d’origine russe continue d’entrer en Suisse principalement parce que l’or importé provient de stocks placés dans des coffres à Londres avant le conflit en Ukraine. Ces stocks ne sont pas visés par les sanctions actuelles, ce qui permet aux raffineries suisses de s’approvisionner et de traiter ce métal en toute légalité.
L’augmentation significative des importations d’or russe en Suisse, de 17,5 tonnes en 2021 à 63,4 tonnes en 2023, reflète la persistance de ce commerce. Toutefois, la nature des importations soulève des inquiétudes quant à un éventuel «blanchiment d’or», l’origine de l’or pouvant être masquée après traitement par les raffineries.
La London Bullion Market Association (LBMA), un organe de régulation du marché mondial des métaux précieux, comptait autrefois six raffineries russes parmi ses membres. Les coffres londoniens se sont donc remplis au fil du temps de lingots d’or russe, très appréciés par l’industrie aurifère en raison de leur niveau élevé de raffinage.
Les raffineries russes ont été suspendues par la LBMA le 7 mars 2022, quelques semaines seulement après le début de la guerre.
«Quand les sanctions internationales sont arrivées, nous avions déjà suspendu les activités de nos raffineurs russes. Mais il y avait des stocks existants», explique Ruth Crowell, directrice générale de la LBMA. «Une partie [du défi] consiste à démontrer, en particulier pour les stocks les plus anciens, qu’ils se trouvaient en dehors [de la Russie], dans un coffre-fort sécurisé, bien avant l’entrée en vigueur des sanctions.»
La quantité d’or importée en Suisse depuis Londres et identifiée comme étant d’origine russe suggère que ces stocks anciens représentent des volumes substantiels. «Nous ne connaissons pas la quantité exacte d’or russe dans les coffres de Londres», pointe Marc Ummel, chef de l’unité matières premières de l’ONG Swissaid.
Qui achète de l’or russe en Suisse?
La destination des importations d’or russe en Suisse a évolué entre 2022 et 2023. L’année dernière, les raffineries ont été les principaux acheteurs, alors qu’il s’agissait des institutions financières l’année précédente. Les données des douanes montrent que les raffineries et les institutions financières ont acheté de l’or russe en quantités comparables et relativement faibles en 2021. En 2023, les raffineries ont acheté presque deux fois plus d’or que les institutions financières.
«Cela est lié au fait qu’avec la guerre en cours, personne ne veut avoir d’or russe dans ses fonds, en particulier certains ETF [exchange-traded funds, un type de fonds d’investissement] qui livrent davantage d’informations et sont plus transparents (que les raffineries) sur l’origine de l’or qu’ils ont dans leurs fonds, explique Marc Ummel. Lorsque l’or passe par une raffinerie, son origine est simplement modifiée. C’est une sorte de blanchiment de l’or.»
Raffiner des lingots en Suisse, quelle que soit leur origine, leur confère un label suisse et il devient alors impossible de déterminer d’où provenait l’or auparavant.
Il est légal d’acheter de l’or extrait et raffiné en Russie avant la guerre. Mais compte tenu des difficultés à déterminer l’origine du métal jaune (lequel peut être raffiné encore et encore, ce qui supprime toute indication de son origine réelle), de la complexité des processus de conformité et des risques pour leur image, de nombreux acteurs de l’industrie aurifère ont préféré cesser complètement de s’approvisionner en or russe.
Alors, dans quels pays l’or russe va-t-il?
L’or russe a été principalement réacheminé vers Hong Kong et les Émirats arabes unis, d’après différents médias et sources spécialisées. La base de données du commerce international des Nations unies, Comtrade, ne fournit pas de données relatives aux exportations de la Russie après 2021.
Mais les données des importations d’autres pays soumises à Comtrade livrent une image partielle de ces flux. Elles montrent notamment que le Royaume-Uni était l’un des principaux importateurs d’or russe en 2021, mais qu’il a réduit ses importations en 2022, probablement en raison de l’entrée en vigueur des sanctions. Le Royaume-Uni a déclaré avoir importé 264,2 tonnes d’or russe en 2021 et seulement 42,5 tonnes en 2022. En 2023, le pays n’a pas déclaré d’importations d’or de Russie.
Les données disponibles à ce jour montrent par ailleurs que Hong Kong était le premier importateur d’or russe en 2023, avec 82,2 tonnes acquises l’an dernier contre 10,6 tonnes en 2022, et 1,5 tonne en 2021. Les importations d’or russe aux Émirats arabes unis (EAU) ont quant à elles atteint 96,4 tonnes en 2022, contre 6,1 tonnes en 2021. Les chiffres des importations des EAU pour 2023 n’ont pas encore été publiés sur Comtrade.
L’Arménie est également devenue un acheteur majeur d’or russe l’année dernière. Elle en a importé 34,3 tonnes en 2023, contre 1,2 tonne en 2021 et 4,4 tonnes en 2022. La base de données ne distingue pas l’or importé directement de Russie et les achats d’or russe effectués dans un pays tiers.
Comment distinguer l’or russe licite de l’or illicite?
La question de l’or russe a suscité des appels à davantage de transparence et à un suivi plus rigoureux de cette matière première. La LBMA collecte manuellement les données provenant de ses raffineries sur une base annuelle, et les données des coffres-forts sur une base mensuelle. La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont poussé l’association à établir un inventaire des lingots russes stockés à Londres.
Lors de son sommet sur le développement durable et l’approvisionnement responsable en mars, la LBMA a annoncé avoir nommé la société suisse aXedras fournisseur officiel de sa nouvelle base de données «Gold Bar Integrity» (GBI), dont le lancement est prévu fin 2024. Cette base de données doit permettre à l’autorité du marché de voir et d’analyser les chiffres en temps réel.
L’un des usages prévus de la plateforme développée par aXedras, et adoptée par les raffineries suisses, est de démontrer que les sanctions sont respectées.
Quelles sont les failles et qui contrôle la conformité de l’or?
Les autorités douanières suisses se fient à la véracité des déclarations d’origine. Dans le cadre de leur activité de contrôle basée sur le risque, les douanes peuvent déterminer le pays d’origine de l’or en se fiant aux documents joints ou aux poinçons sur les lingots. Les violations présumées des lois ou des sanctions sont ensuite signalées au SECO.
«Il faut être prudent avec les données, car il se peut qu’elles ne soient pas très précises», prévient Marc Ummel, à propos des données fournies par les douanes suisses sur les importations d’or russe. «Les failles se situent à différents niveaux. Ce que les gens déclarent peut être douteux.» Il note également que les transporteurs qui acheminent de l’or de différentes origines depuis le Royaume-Uni se contentent parfois de déclarer l’origine majoritaire du lot.
Même si les autorités suisses affirment que les sanctions sont respectées, la possibilité que de l’or russe fraîchement extrait entre en Suisse par l’intermédiaire de pays tiers reste un sujet de préoccupation important. Les experts estiment que le risque que de l’or russe post- août 2022 parvienne en Suisse est plus élevé via les Émirats arabes unis ou Hong Kong, deux grands importateurs d’or russe, que par le Royaume-Uni, qui a cessé d’importer de l’or russe après la guerre.
Les sanctions internationales visant l’or russe sont-elles efficaces?
La Russie, l’un des pays visés par le plus de sanctions au monde, s’est révélée capable de les contourner. L’incapacité des sanctions à modifier le comportement de Moscou soulève des questions quant à leur application et à leur efficacité dans les cercles de pouvoir occidentaux. Au Royaume-Uni, la commission du Trésor a lancé cette année une enquête pour déterminer si ses sanctions économiques entravaient effectivement l’effort de guerre.
Lorsqu’on lui a demandé si une évaluation similaire était nécessaire ou en cours en Suisse, le SECO a présenté les résultats des sanctions à ce jour. Il a souligné que les efforts des Etats appliquant des sanctions avaient conduit à l’immobilisation de 253 milliards de francs d’actifs appartenant à la banque centrale russe. Les recettes fiscales russes provenant du pétrole et du gaz ont également diminué de manière significative en 2023 par rapport à l’année précédente.
Selon le SECO, la Russie a utilisé entre un tiers et la moitié des liquidités restantes de son Fonds national de prévoyance pour couvrir le déficit budgétaire de l’année dernière. La même source a également déclaré qu’il était très peu probable que les importations russes de composants clés soient en mesure de répondre à la demande de production de technologie militaire russe. Le SECO conclut que la production d’armes russes a été considérablement affectée par les sanctions.
La Suisse en fait-elle assez en matière d’application des sanctions?
En mars 2023, une motion a été déposée au Parlement dans le but de combler les lacunes potentielles liées au commerce de l’or russe. Cette motion faisait suite à la crainte que des filiales de négociants en matières premières à l’étranger soient utilisées pour négocier de l’or russe et échapper aux sanctions. Une enquête du Financial Times a notamment mis en lumière les activités d’Open Mineral Ltd, une société enregistrée à Abu Dhabi et détenue par Open Mineral AG, basée à Zoug.
La motion a été rejetée par le Conseil fédéral. Le gouvernement a justifié sa décision en notant que le champ d’application territorial n’était pas explicitement réglementé par la loi sur les embargos et que le droit suisse couvrait en général les situations au sein de son propre territoire.
«Il convient d’évaluer au cas par cas dans quelle mesure les actes commis à l’étranger relèvent de la juridiction suisse et donc des dispositions de la Suisse en matière de sanctions», a indiqué le gouvernement suisse. «Des liens possibles avec la juridiction suisse existent, par exemple, si des paiements ou des instructions – interdits par les sanctions – sont passés depuis la Suisse.»
Le gouvernement suisse a également été chargé de présenter un rapport sur le respect des sanctions et les lacunes dans le secteur des matières premières. En effet, environ 50 à 60% du pétrole russe et 75% du charbon exportés par la Russie transitent par la Suisse. Ce passé de plaque tournante pour les matières premières russes fait de la Suisse un élément important dans toute évaluation de l’efficacité des sanctions contre la Russie.
Aucune date n’a été fixée pour la publication du rapport.
Contribution de Balz Rigendinger
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin
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