Dans l’horlogerie, les frontières entre masculin et féminin sont de moins en moins hermétiques
La mode s'éloigne de plus en plus des stéréotypes de genre, brouillant les lignes entre masculin et féminin. Les horlogers sont également confrontés au choix de maintenir ou non la division traditionnelle entre modèles masculins et féminins. L’enquête de notre journaliste Alexey Tarkhanov.
«Une montre de Sylvester Stallone ne conviendrait pas à Audrey Hepburn, affirme le designer Bruno Bellamich, cofondateur de la marque Bell & Ross. Pas pour une question d’idéal masculin ou féminin de la mode, mais tout simplement en raison de la différence de tour de poignet entre les deux acteurs américains».
Bruno Bellamich ne prend toutefois pas en compte l’énergie de résistance qui a accompagné toutes les révolutions de la mode. Souvenons-nous de Coco Chanel, qui empruntait des pièces à la garde-robe masculine et n’aimait pas les petites montres féminines. Bien sûr, à l’époque de Coco Chanel, les montres pour hommes avaient la taille des montres pour dames contemporaines.
Quant à Sylvester Stallone, il devrait désormais choisir un modèle plus petit.
Les garde-temps surdimensionnés, qui étaient à la mode dans les années 2000, ont disparu. La mode n’est plus à la masculinité exagérée, voire caricaturale.
Une montre peut-elle être sexy?
Ainsi, Julien Tornare, lorsqu’il était directeur de la célèbre marque horlogère neuchâteloise Zenith, affirmait vouloir progressivement abandonner les modèles ostensiblement «masculins», estimant qu’une «telle division a disparu dans l’automobile, et disparaîtra également dans l’horlogerie».
Depuis cette année, chez TAG Heuer, il poursuit cette pratique. Son confrère Ricardo Guadalupe, à la tête de la marque Hublot, partage ce point de vue: «Bien que nous ayons une proportion plus élevée de clients masculins, nous avons cessé de classer les montres selon le genre. Nous avons différentes collections avec des tailles variées, ouvertes à divers choix».
En sus de montres unisexes et d’une offre spécialisée plus ciblée, les marques veulent désormais véhiculer dans leur discours l’idée de liberté de choix. Cyrille Vigneron, le directeur de Cartier, rappelle qu’à l’aube de l’horlogerie, il n’existait pas de modèles spécifiquement «dame» et «homme», et qu’ils devenaient «féminins» ou «masculins» uniquement selon la personne qui les possédait.
Il estime que l’époque de la séparation stricte des modèles est révolue, et que les horlogers ne doivent plus imposer leurs préférences: «Ce n’est pas notre métier de choisir qui portera quelle montre Cartier, notre métier est de faire en sorte que ces personnes aient le libre choix, et qu’il soit aussi large que possible».
D’autres représentants de marques à prédominance «féminine» sont de leur côté moins enthousiastes à cette idée. «Je ne comprends pas vraiment ce mouvement vers des montres ‘asexuées’, déclare Antoine Pin, directeur général de Bulgari Horlogerie. Cela signifie-t-il qu’une montre ne peut pas être sexy?»
Les collections pour hommes représentent une part moindre des produits des marques telles que Chanel, Harry Winston, Dior et Chopard. Travaillant principalement pour un public féminin, ces maisons horlogères n’ont pas besoin de se préoccuper spécialement de la création de modèles unisexes qui conviendraient également aux hommes.
Des diamants en lieu et place de complications
Pendant de nombreuses années, les montres pour femmes ont été fabriquées selon une recette assez cynique: semblables à celles pour hommes, mais plus petites, avec un mouvement à quartz en lieu et place d’un mouvement mécanique, et serties de diamants.
On partait du principe que les femmes n’avaient pas besoin de complications particulières, à l’exception peut-être des phases de la lune, qu’elles n’aimaient pas remonter des montres mécaniques et préféraient une pile. De plus, les petits modèles n’avaient souvent pas assez d’espace pour accueillir des complications; l’excès de diamants compensait la simplicité de la technique.
Le Grand Prix d’Horlogerie de Genève (GPHG) récompense les lauréats dans les catégories montres pour hommes et pour femmes, avec ou sans complications. L’introduction, depuis l’édition 2013, d’une catégorie spécifique «prix de la complication pour femme» marque un tournant.
Des fées, des fleurs et des oiseaux
Mais la question de savoir quelles complications sont les plus appropriées demeure ouverte. En 2010, Van Cleef & Arpels a lancé une montre mécanique complexe, baptisée «Pont des amoureux», ornée d’une animation représentant deux amants se rencontrant sur un pont. «Il a fallu oublier qu’une complication horlogère est destinée à la précision et se tourner vers la valeur artistique de la pièce», explique Nicolas Bos, président directeur de la marque de 2010 à 2024.
Les horlogers de Van Cleef & Arpels ont même inventé une définition particulière des «complications poétiques», ouvrant la voie à des créations où des fleurs s’épanouissent, des oiseaux battent des ailes et des fées agitent des baguettes magiques.
Lors de la dernière cérémonie du GPHG, le prix de la complication pour femme a suscité une réprimande de la part du membre de jury et fin connaisseur horloger scandinave Kristian Haagen. «Une complication est une complication, et pourquoi avons-nous besoin de catégories de complications distinctes pour les femmes et les hommes?», a-t-il interrogé.
De minuscules tourbillons
Peut-être a-t-il raison de penser que les «complications poétiques» pourraient refléter une certaine méfiance envers la capacité des femmes à apprécier la technologie sans un vernis littéraire. La technique est utilisée comme décoration, ce qui est discutable pour un puriste horloger.
Mais en réalité, même les complications traditionnelles ont perdu leur utilité pratique. Autrefois, le tourbillon était censé compenser les effets de la gravité, tandis que la répétition minutes servait à donner l’heure dans l’obscurité. Aujourd’hui, bien que l’heure exacte soit facilement accessible sur un téléphone portable, cela n’ôte rien à la beauté du défi horloger.
«Le tourbillon n’a plus de valeur pratique, mais reste un joyau de l’art horloger, souligne Jean-Christophe Babin, directeur de la marque Bulgari, qui a intégré de minuscules tourbillons dans ses modèles emblématiques Serpenti. Les femmes peuvent légitimement porter ce ‘diamant’ dans nos montres.»
Une clientèle toujours plus importante
Or, les femmes représentent aujourd’hui une part croissante de la clientèle des marques horlogères, et elles sont guidées par leurs propres goûts et leur compréhension de ce que devrait être une «montre pour dame».
Selon la plateforme Chrono24, spécialisée dans la vente de montres de luxe en ligne, entre janvier 2019 et décembre 2023, le pourcentage de femmes ayant acheté des montres de luxe d’un diamètre égal ou supérieur à 40 mm est passé de 21% à 35%. Les résultats de l’étudeLien externe révèlent un autre constat intéressant: les femmes représentent 59% du total de la clientèle de montres dont le prix varie entre 10’000 et 20’000 euros.
La journaliste Elisabeth Schroeder note, dans un article paru sur Chrono24 Magazine, que «les femmes sont plus ouvertes aux montres avec un boîtier de forme non conventionnelle, c’est-à-dire rectangulaire, carré, etc.» Ceci témoignerait de leur audace en tant que consommatrices, en contraste avec les hommes qui préfèrent généralement les montres rondes.
Les femmes minoritaires aux postes de direction
Mais la clé vers une industrie horlogère plus inclusive et moins stéréotypée se trouve peut-être ailleurs. Si, aujourd’hui, les femmes achètent elles-mêmes leurs montres, ces dernières sont majoritairement conçues par des hommes. «Dans le monde de l’horlogerie, seulement 17% des postes de direction sont occupés par des femmes», indique la Convention patronale de l’industrie horlogère (CPIH).
Cependant, Marine Lemonnier-Brennan, fondatrice de l’agence 289 Consulting, observe quand même une évolution dans ce monde tradionnellement très masculin. «On a vu ces dernières années l’arrivée de femmes à des postes stratégiques chez Jaeger-LeCoultre, Chopard, Audemars Piguet, Vacheron Constantin, Hublot, TAG Heuer ou encore Harry Winston. Elles sont soit CEO, soit Directrice Produit, soit Designer, soit Responsable Mouvements, et contribuent à faire évoluer l’horlogerie vers une offre pensée et conçue spécifiquement pour les femmes», souligne Marine Lemonnier-Brennan.
Et de citer l’exemple de la marque Beauregard, basée à Genève et fondée par Alexandre Beauregard en 2011, qui a pour objectif de créer des montres alliant, depuis le début, la joaillerie et la mécanique complexe: «Jamais une marque indépendante de haute horlogerie n’avait auparavant été créée uniquement pour les femmes», affirme Marine Lemonnier-Brennan.
Texte relu et vérifié par Samuel Jaberg
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