Philippe Jaccottet, la lumière pour l’éternité
Le grand poète suisse s’est éteint à l’âge de 95 ans. Il est l’un des rares auteurs à être entré de son vivant dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Universellement connue, son œuvre, par moments désenchantée, laisse filtrer l’éclat lumineux de la nature. Daniel Maggetti, professeur à l’Université de Lausanne, évoque son souvenir. Entretien.
La nature. Elle enchante l’œuvre de l’auteur des «Pensées sous les nuages», de «La promenade sous les arbres», des «Paysages avec figures absentes», de «La Semaison»… Là-haut dans son paradis éternel, Philippe Jaccottet poursuit son dialogue avec les fleurs. Âme désormais légère, l’auteur de «L’Ignorant» se démène-t-il encore avec les mystères de l’existence? Dieu seul le sait!
Décédé dans la nuit du 24 au 25 février, à l’âge de 95 ans, Philippe Jaccottet est à la poésie suisse ce que furent Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt à la littérature théâtrale: un artiste du verbe, au rayonnement mondial, comme en témoignent ses nombreux prix, dont le Goncourt de la Poésie en 2003.
Né à Moudon (Vaud), il fait des études de lettres à l’Université de Lausanne avant de quitter son pays pour Paris où il devient correspondant de l’éditeur vaudois Mermod. En 1953, il s’établit à Grignan, dans le sud de la France, où il vivra jusqu’à sa mort avec sa femme, peintre, Anne-Marie Jaccottet. Dans un entretien, Daniel Maggetti, professeur à l’Université de Lausanne (UNIL) et directeur du Centre des littératures en Suisse romande, évoque le souvenir du poète et son œuvre.
swissinfo.ch: La Suisse perd-elle son poète le plus universel?
Daniel Maggetti: Je dirais plutôt qu’elle perd son poète le plus universellement connu. Je pense que la Suisse a beaucoup de bons poètes, ouverts au monde, non limités à une réalité locale, qui n’ont pas eu la chance d’un Jaccottet. Lui a acquis, en revanche, une dimension internationale grâce à l’importante diffusion de ses textes. Il est lu dans tous les pays de langue française, et jouit même d’une présence exceptionnelle hors de ces pays. N’oubliez pas qu’il est publié chez Gallimard, le plus grand éditeur de l’espace francophone, ce qui facilite grandement la circulation de ses écrits.
La traduction de son œuvre dans plusieurs langues y est également pour beaucoup…
Certainement. On rappelle souvent qu’il est traduit dans les langues latines, mais on oublie les langues asiatiques qui ont donné un poids supplémentaire à sa stature de poète international.
Après l’écrivain belge Henri Michaux, Philippe Jaccottet est, observe-t-on, le poète d’expression française qui fait l’objet du plus grand nombre de thèses et d’essais. Vous souscrivez?
Ce qui est certain, c’est qu’il y a une attention critique dans les milieux académiques extrêmement forte à son égard. Ma collègue José-Flore Tappy, spécialiste de Jaccottet, a rencontré plusieurs fois ce dernier, chez lui à Grignan. De chacun de ses voyages, elle revenait avec des valises chargées de thèses et de mémoires sur le poète. Jaccottet les lui remettait. Nous les gardons aujourd’hui dans notre Centre des littératures, à l’UNIL. Ils témoignent d’une diversité critique impressionnante. De quoi remplir toute une bibliothèque!
Si vous deviez établir une filiation, qui citeriez-vous comme écrivain ayant inspiré Philippe Jaccottet?
Jaccottet a la spécificité d’être lié à plusieurs traditions, sans appartenir à aucune. La tradition classique d’abord qui remonte aux grands auteurs grecs et latins de l’Antiquité, que le poète a étudiés à l’université. Ensuite, la tradition de la littérature romande. Son amitié avec Gustave Roud, par exemple, a été fondamentale pour lui. Mais encore tous les écrivains reconnus mondialement, comme Friedrich Hölderlin et Rainer Maria Rilke, dont il a été proche grâce à son travail de traducteur. Et enfin son dialogue constant avec les auteurs français de son époque, Francis Ponge en tête.
Comme je le disais, on ne peut pas néanmoins parler d’influence chez lui, mais plutôt de circulation permanente, assez européenne. Son esprit critique et analytique écartait toute allégeance à un auteur.
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On a pu lire ici ou là, après son décès, qu’il a pratiqué la traduction pour des raisons alimentaires. Est-ce vrai?
Non, la traduction complétait son travail de poète. J’ai du mal à imaginer Jaccottet calculant ses revenus comme un pigiste payé à la ligne. Il avait suffisamment d’assises pour pouvoir choisir les écrivains qu’il souhaitait traduire. La traduction le nourrissait. Il posait sur l’écriture de ses homologues un regard pensif, interrogatif, semblable à celui qu’il portait par exemple à la peinture du Suisse Gérard de Palézieux ou à celle de l’Italien Giorgio Morandi.
«Tache de soleil, ou d’ombre», c’est le titre de ses Notes sauvegardées (1952-2005). De quel côté le placez-vous, du côté de l’obscurité ou de la lumière?
Plutôt de la lumière… intermittente. Il est vrai qu’on ne le lit pas en se tapant sur les cuisses, mais pour autant on ne peut pas l’enfermer dans l’obscurité. En d’autres termes, sa parole n’est pas jubilatoire, mais sa poésie n’est pas non plus chargée de négativité. Elle n’est pas celle d’un homme athée, mais elle n’est pas non plus celle d’un métaphysicien croyant. On observe chez lui une forme de quête qui sans cesse recommence. Il ne faut pas oublier qu’il a connu la Deuxième Guerre mondiale, son désenchantement lui vient donc également de son regard sur l’Histoire. Ses premiers textes, comme «Trois poèmes aux démons», sont marqués par cette guerre.
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Deux ouvrages inédits de Jaccottet paraîtront le 4 mars chez Gallimard: «La Clarté Notre-Dame» et «Le dernier livre de Madrigaux». De quel œil les voir?
Je ne les ai pas encore lus. Connaissant Jaccottet, je puis néanmoins vous dire qu’il a probablement souhaité leur parution après sa mort. Manière de laisser à ses lecteurs une publication testamentaire. Logiquement, les deux ouvrages doivent faire écho au reste de son œuvre, la prolonger de façon cohérente.
De son vivant, il a reçu beaucoup de prix et d’hommages; y était-il indifférent?
Indifférent, non. Il connaissait sa valeur et avait une très haute exigence envers lui-même et les autres. Il n’était pas un faux modeste, mais pas non plus dupe des honneurs. La reconnaissance internationale lui renvoyait tout simplement l’image de son parcours réussi.
Considérait-il son entrée à la Pléiade, en 2014, comme le couronnement de ce parcours?
Il convient de préciser ici que Gallimard a beaucoup insisté pour qu’il y entre. Il ne s’y est pas opposé; mais il savait que c’était à la fois une consécration et une statufication, qui avait forcément quelque chose de figé. Publier donc les deux ouvrages précités après sa disparition était aussi une façon de dire: je ne suis pas mort, j’ai encore une vie au-delà de La Pléiade.
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