Appel à plus d’action après le retour de deux filles d’un camp syrien
Les spécialistes en droits humains saluent le rapatriement de deux jeunes filles suisses d’un camp syrien, mais estiment que Berne devrait en faire plus pour ses djihadistes présumés, qui sont toujours détenus dans la zone de conflit irako-syrienne.
Deux filles âgées de 9 et 15 ans ont été rapatriées en Suisse la semaine passée, sans leur mère. Cette dernière a été déchue de sa nationalité suisse après avoir emmené avec elle ses enfants en Syrie, où elle prévoyait de rejoindre le groupe terroriste État islamique (EI) en 2016. Une troisième fille, la plus jeune, est restée avec elle dans l’un des deux camps contrôlés par les Kurdes, abritant les personnes soupçonnées de liens avec l’EI. Les Nations Unies ont qualifié les conditions humanitaires dans ces camps de «terribles».
«Évidemment, je salue ce développement, mais permettre aux citoyennes et citoyens suisses de revenir dans leur pays est vraiment le minimum qui puisse être fait», estime Nils Melzer, le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Fionnuala Ní Aoláin, rapporteuse spéciale de l’ONU sur la promotion et la protection des droits humains et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, accueille également favorablement le retour des deux filles, mais s’inquiète du fait que leur mère n’ait pas été rapatriée et ait été déchue de sa nationalité. «Les pays devraient toujours placer l’enfant au centre des considérations et contribuer à garantir ses droits, même lorsque son bien entre en conflit avec les intérêts de sécurité perçus par l’État», déclare-t-elle à SWI swissinfo.ch.
Nils Melzer et Fionnuala Ní Aoláin comptaient parmi les expertes et experts de l’ONU demandant en avril dernier au Conseil fédéral le rapatriement des fillesLien externe, invoquant notamment leur état de santé dégradé. La pression exercée sur Berne par les pères des demi-sœurs, tous deux établis à Genève, et les négociations avec leur mère, qui avait initialement refusé de les laisser partir, ont également été déterminantes.
Selon Marco Sassoli, professeur de droit international à l’Université de Genève, le retour des filles représente «une bonne nouvelle mais c’est une étape insuffisante». «L’impression est que seuls les citoyens et citoyennes qui se comportent bien devraient être rapatriés.» La Suisse doit protéger l’ensemble de ses ressortissantes et ressortissants, même si elles et ils sont soupçonnés d’être des criminels, relève-t-il.
Trois enfants, sur un total estimé de quinze ressortissantes et ressortissants suisses (hommes, femmes et enfants), demeurent en détention dans le nord de la Syrie, selon les chiffres du Service de renseignement de la Confédération. La politique suisse depuis 2019 donne la priorité à la sécurité nationale, de sorte que le gouvernement ne rapatrie pas activement les adultes qui ont quitté le pays pour rejoindre un groupe terroriste et ne fait revenir les enfants qu’au cas par cas.
Risques humanitaires et sécuritaires
Les deux jeunes filles, originaires de Genève, ont été les premières citoyennes à être rapatriées en Suisse depuis des camps. Comme les autorités kurdes n’autorisent pas la séparation des enfants et des mères sans le consentement de celles-ci, le Département des affaires étrangères (DFAE) a élaboré une stratégie pendant de nombreux mois pour convaincre la mère de laisser ses filles quitter le camp, précise Johannes Matyassy, chef de la Direction consulaire. Des contacts téléphoniques entre les filles et leurs pères ont été établis et des visites d’agents consulaires suisses au camp de Roj, où la famille était détenue, ont été menées.
Selon Nils Melzer et d’autres expertes et experts de l’ONU, le rapatriement des filles signifie qu’elles sont désormais protégées de l’exposition à de potentielles violations des droits humains dans des camps «sordides». Le fait de laisser des personnes dans ces camps peut accroître les risques pour la sécurité nationale à long terme, car elles sont plus susceptibles de se radicaliser et de le rester, souligne-t-il.
D’après Johannes Matyassy, les conditions de vie à Roj étaient relativement bonnes pour la famille – avec l’eau courante, l’électricité et l’accès aux soins médicaux – et rien n’indiquait jusqu’ici que les enfants avaient été radicalisés. Les deux filles sont en bonne santé, l’aînée s’étant remise d’une blessure par éclats d’obus, et toutes les deux suivront un processus de réintégration, dit-il.
Plutôt que de considérer les enfants comme des risques pour la sécurité, «nous devons nous rappeler qu’ils et elles sont des victimes qui ont été exposées à des traumatismes», rappelle Olivier Peter, l’avocat représentant les pères des deux filles. Outre celles-ci, deux autres enfants suisses ont quitté le nord de la Syrie cette année. En juillet, un frère et une sœur âgés de quatre et cinq ans, nés d’un père suisse qui avait rejoint l’EI, ont été rapatriés en Belgique avec leur mère belge.
Rapatrier les adultes aussi
Avec le retour des jeunes filles à Genève, l’attention se porte également sur le sort des détenus adultes. Selon Nils Melzer, seules deux sanctions sont possibles en droit suisse pour le soutien à une organisation terroriste désignée: la privation de liberté ou une amende.
«Il n’existe pas de sanction pour les risques de violations graves des droits humains encourus, dit-il. Légalement, ce n’est pas admis.»
La totalité des ressortissants et ressortissantes suisses devraient être ramenés et jugés le cas échéant, poursuit-il. «Et s’il n’y a pas de preuves suffisantes pour un crime, mais que ces personnes représentent toujours une menace pour la sécurité publique, je pense que les autorités helvétiques devraient se doter de règlements et d’une législation appropriés pour traiter le problème.»
Une soixantaine d’États, dont la Suisse, comptent des ressortissantes et ressortissants (sans compter les Irakiens et les Syriens) parmi les quelque 12’000 personnes détenues dans les camps. Certains pays, comme la Belgique, ont activement rapatrié les enfants et leurs mères et incarcéré à leur arrivée les adultes présentant un risque pour la sécurité.
Procès locaux privilégiés
Berne préfère toutefois que les Suisses soient poursuivis localement. «L’argument souvent avancé par la Suisse est que la justice doit être proche des victimes», explique Marco Sassoli. Mais obtenir les preuves nécessaires sur les crimes commis en Irak ou dans les parties de la Syrie contrôlées par le régime syrien serait aussi difficile pour un juge kurde dans le nord de la Syrie que pour un juge en Suisse, note-t-il.
Après que les forces kurdes ont pris le contrôle du Nord-Est de la Syrie et arrêté des combattants présumés de l’EI en 2019, les États européens, menés par la Suède, ont discuté de la possibilité de mettre sur pied un tribunal internationalLien externe pour juger les djihadistes étrangers. La Suisse a participé à une conférence à ce sujet en juin 2019 mais, depuis lors, les États n’ont fait aucun progrès, selon un porte-parole du DFAE, contacté par SWI swissinfo.ch.
L’autorité kurde autoproclamée a entamé quelques procès de combattants de l’EI dans le cadre de son propre système. Mais elle manque de ressources et n’est pas reconnue internationalement. Selon un porte-parole du DFAE, la Suisse n’offre pas de soutien à «un acteur non étatique pour exercer une autorité judiciaire». À ce jour, aucune personne de nationalité suisse n’a été jugée dans le nord de la Syrie.
«Aucun État ne veut poursuivre ses propres citoyennes et citoyens dans son propre pays, bien que cela soit clairement possible en vertu du droit suisse et international», fait remarquer Marco Sassoli. «Si un pays ne souhaite vraiment pas reprendre ses propres ressortissantes et ressortissants, il devrait aider les autorités kurdes du nord de la Syrie à améliorer leurs procédures judiciaires.»
Pour l’heure, la Suisse s’en tient à sa politique de ne pas rapatrier d’adultes. S’agissant des trois enfants qui demeurent en Syrie, il n’y a actuellement aucun plan actif pour leur rapatriement, indique le DFAE.
Zélie Schaller
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