La Suisse peine à sortir de sa «léthargie éolienne»
Des retards dans le tournant énergétique et surtout des recours en cascade: cette année encore, aucune installation éolienne ne sera construite en Suisse, alors qu’elles poussent un peu partout en Europe. Ce qui s’affronte ici, ce sont deux conceptions différentes de la protection de la nature.
Le vent soufflerait-il moins en Suisse qu’ailleurs? On pourrait presque le croire en comparant le développement de l’énergie éolienne ici et dans les autres pays d’Europe. Sur territoire helvétique, le vent couvre à peine 0,2% des besoins en électricité, alors qu’en moyenne de l’UE, les éoliennes en fournissent déjà 10,2%. Au Danemark, cette part est même de 30%, en Espagne et au Portugal, on arrive à 20%.
Stratégie énergétique 2050
A la suite de l’accident nucléaire de Fukushima, le gouvernement suisse a élaboré sa Stratégie énergétique 2050, qui prévoit la fermeture progressive des cinq réacteurs atomiques du pays, accompagnée d’une réduction substantielle de la consommation d’énergie et des émissions de CO2, le développement des énergies renouvelables et la rénovation des réseaux électriques.
La nouvelle stratégie devrait être réalisée en deux phases. En décembre 2014 à la Chambre du peuple, une majorité du centre et de la gauche a approuvé le premier paquet de mesures pour la période qui va jusqu’en 2021, et qui vise principalement à augmenter l’efficacité énergétique et à promouvoir les énergies renouvelables. La Chambre des cantons a fait de même en septembre dernier, avec quelques divergences, qui devront être examinées par le nouveau parlement sorti des urnes le 18 octobre.
A partir de 2021, le gouvernement propose de mettre en œuvre la nouvelle stratégie énergétique via un système d’incitation, basé sur de nouvelles taxes qui feront monter le prix des combustibles, des carburants et de l’électricité. Le produit de ces taxes énergétiques, qui visent à faire baisser la consommation, sera rendu aux entreprises et aux ménages, par exemple sous forme de réduction des impôts fédéraux ou des contributions aux assurances sociales.
Il est clair que certains pays bénéficient de meilleures conditions pour exploiter la force du vent. Mais même en comparant la Suisse avec ses plus proches voisins, le fossé reste évident, fait remarquer Isabelle Chevalley, présidente de suisse éoleLien externe, l’association qui fait la promotion de l’éolien en Suisse: «Dans tout le pays, on a construit jusqu’ici 32 installations éoliennes, alors qu’en Autriche, il y en a déjà plus de 700 en service. Et dans le Land allemand de Rhénanie-Palatinat, qui fait la moitié de la surface de la Suisse, il y en a plus de 1100».
Si elle continue avec cette «léthargie éolienne», la Suisse n’atteindra peut-être même pas l’objectif fixé par le gouvernement dans sa nouvelle Stratégie énergétique 2050Lien externe, qui est d’arriver à un part de 7% d’éolien en 35 ans, poursuit Isabelle Chevalley. Un objectif que suisse éole considère de toute façon comme insuffisant, lui préférant celui de 10%. Ce qui reste encore très modeste en regard de l’UE, qui vise 30% d’énergie tirée du vent d’ici 2030.
De sérieux avantages
Pour atteindre l’objectif gouvernemental, il suffirait de 120 parcs éoliens de 5 à 10 turbines chacun, à construire de préférence sur les chaînes montagneuses des Alpes et du Jura, où le potentiel de vent est le plus fort. «Nous ne voulons pas détruire des zones vierges, mais réaliser ces installations dans des endroits où il y a déjà des constructions et des infrastructures. Par exemple, au bord d’un lac artificiel pour la production d’énergie hydraulique,», indique Reto Rigassi
Pour le directeur de suisse éole, les avantages de cette technologie sont évidents. Une seule turbine est capable de produire de l’électricité pour 1000 à 2000 ménages, soit autant que le courant produit par un millier de panneaux solaires de taille moyenne, installés par exemple sur des toits d’immeubles. Le vent se prêt également bien à la compensation des périodes de carences des autres énergies renouvelables: les deux tiers de l’énergie éolienne sont générés en plein hiver, quand il y a moins de soleil et moins d’eau.
Malgré ces avantages certains, plusieurs facteurs ont freiné jusqu’ici le développement des éoliennes entre Alpes et Jura. Tout d’abord, la Suisse, contrairement à d’autres pays d’Europe, n’a introduit qu’il y a quelques années des mesures incitatives en faveur des énergies renouvelables. Ensemble, elles ne fournissent encore qu’un petit 2% de la production nationale d’électricité. Les projets doivent en outre répondre à des exigences légales et réglementaires très complexes, aux trois niveaux de la Confédération, des cantons et des communes. «Pour un seul projet, il faut présenter aux autorités une vingtaine d’études diverses sur la géologie du terrain, l’accessibilité du site, le raccordement électrique, la protection du sol et des eaux, le bruit, l’impact sur le trafic aérien, sur les oiseaux, les chauves-souris et ainsi de suite…», relève Isabelle Chevalley.
Position dogmatique
Mais ce qui freinerait avant tout la construction de parcs éoliens, ce serait le droit de recours, très utilisé en Suisse, et les longueurs administratives et judiciaires. Selon suisse éole, il y a actuellement 11 projets bloqués par des recours de citoyens (88% des cas) et de deux organisations de défense de la nature. Il s’agit de la Fondation pour la protection du paysageLien externe (72%) et d’Helvetia NostraLien externe (44%). En tenant compte de la phase d’élaboration et des possibilités de recours, qui peuvent aller jusqu’au Tribunal fédéral (Cour suprême), la réalisation d’un parc éolien en Suisse peut prendre jusqu’à 17 ans, contre 5 ans dans la plupart des cas en Allemagne.
«Avec les particuliers, nous arrivons presque toujours à dialoguer et à faire entendre nos arguments. Mais avec ces deux organisations, ce n’est pas possible. Elles affichent une position intransigeante et dogmatique. Le but de leurs recours n’est que de retarder les projets, même s’ils ont le soutien des cantons, des communes et de la population locale, qui, à chaque votation, s’est toujours exprimée en faveur des parcs éoliens», déplore Isabelle Chevalley, qui dénonce «un abus du droit de recours».
Critiques rejetées par la Fondation pour la protection du paysage, dont le directeur Raimund Rodewald qualifie les données de suisse éole de «totalement inventées». «Nous nous opposons actuellement à environ 40% des projets. Pour certains, il manque l’étude d’impact sur l’environnement, d’autres prévoient des constructions sur des zones naturelles protégées ou menacent la biodiversité, en particulier des oiseaux. Ces dernières années, on a vu trop de projets de mauvaise qualité, qui ont apporté beaucoup de problèmes pour la nature et la population locale et bien peu de choses en faveur de l’énergie».
Ecolos contre écolos
Soutenue désormais par une majorité des partis et par les entreprises électriques, l’énergie éolienne se trouve prise dans une lutte entre écologistes de tendances différentes. Pour les uns, il faut construire rapidement des parcs pour réduire la consommation d’énergie fossile et protéger la nature. Pour les autres, il faut protéger la nature également de la prolifération des éoliennes.
«Nous ne sommes pas opposés par principe aux parcs éoliens, même si le développement de cette source d’énergie ne semble pas une priorité, dans un pays de montagnes, de collines et de grande urbanisation. Mais nous ne pouvons pas accepter que ces installations soient réalisées n’importe où, sans respect pour les normes sur la protection de la nature et du paysage», plaide Raimund Rodewald.
Une vision qui n’est évidemment pas celle de Reto Rigassi. «De nos jours, un terrain agricole n’est pas considéré comme la destruction de la forêt ou du paysage qui s’y trouvait avant, mais comme un élément permettant d’assurer la subsistance de l’homme, en harmonie avec la nature. Pour moi, une installation éolienne a la même valeur: c’est un élément qui permet de produire l’énergie dont nous avons besoin pour vivre, en harmonie avec la nature».
La lutte continue maintenant aussi au parlement, dans le cadre des débats sur la Stratégie énergétique 2050. Les élus semblent résolus à réduire les obstacles à la construction de parcs éoliens. Les deux Chambres ont en effet décidé que des centrales hydroélectriques ou éoliennes pourront être à l’avenir créées aussi sur des zones naturelles protégées, à l’exception des biotopes d’importance nationale, des réserves de gibier ou d’oiseaux migrateurs. Le texte définitif ne sera toutefois pas prêt avant quelques mois.
(Adaptation de l’italien: Marc-André Miserez)
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