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Garry Kasparov: «La Suisse n’est pas prête à faire le nécessaire»

Portrait d un homme
Craignant pour sa sécurité, l’ancien champion d’échecs Garry Kasparov a quitté la Russie en 2013 déjà. swissinfo.ch

A quel point les sanctions contre la Russie sont-elles efficaces? Quel rôle la Suisse joue-t-elle dans la guerre en Ukraine? Nous avons posé ces questions à des opposants russes à Vladimir Poutine. Le point de vue de Garry Kasparov.

La Suisse joue un rôle important en ce qui concerne les actifs et les matières premières russes. Elle ne doit pas se cacher derrière sa neutralité, mais contribuer activement à ce que le régime de guerre russe manque de ressources: c’est l’avis unanime de toutes les figures de l’opposition que nous avons interrogées.

Pour cette série d’interviews, swissinfo.ch a contacté les principales voix qui s’élèvent contre le Kremlin. La plupart d’entre elles ont dû quitter le pays pour cette raison: Garry Kasparov, opposant à Poutine, vit désormais en Croatie, l’entrepreneur Leonid Nevzlin en Israël, et l’économiste vedette Sergueï Gouriev s’est réfugié en France. Le critique de Poutine et économiste Sergueï Aleksaschenko vit à Washington. Le politicien d’opposition Vladimir Kara-Mourza est, quant à lui, emprisonné en Russie depuis avril.

Garry Kasparov est un ancien champion du monde d’échecs, écrivain et activiste politique. De 1984 jusqu’à sa retraite en 2005, il a occupé la place de numéro un mondial des échecs pendant 255 mois, un record. Il a ensuite fondé le Front civique unifié et rejoint en février 2022 le Comité antiguerre, un groupe d’exilés russes qui s’opposent à la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine. Garry Kasparov a quitté la Russie en 2013 par crainte de persécutions de la part de l’État russe.

swissinfo.ch: Combien de temps l’économie russe pourra-t-elle résister aux sanctions occidentales?

Garry Kasparov: L’économie russe de Poutine n’a pas de possibilités infinies et elle court vers une catastrophe au printemps. Et ce même si les sanctions commencent seulement à faire réellement effet.

Les sanctions ont affaibli l’économie russe. Elles peuvent stopper l’invasion, mais elles ne suffiront pas à faire changer Poutine d’avis et à le pousser à se retirer complètement d’Ukraine. L’objectif des sanctions est plutôt de limiter la capacité de la Russie à mener cette guerre. Il faut forcer Poutine à stopper l’invasion, il ne se laissera pas convaincre. Un certain succès a déjà été obtenu, mais l’expérience des six derniers mois montre qu’il faut faire nettement plus encore.

Comment percevez-vous le rôle de la Suisse?

Elle pourrait jouer un rôle important dans la répression du régime de Poutine grâce à sa position importante dans le système financier international et le secteur bancaire. Il est de notoriété publique que la grande partie de l’argent auquel les proches de Poutine ont accédé en plus de vingt ans de pouvoir a été accumulé sur des comptes bancaires en Occident, y compris en Suisse bien sûr.

Toute technologie qui aide l’économie russe aide également Poutine à tuer des Ukrainiennes et Ukrainiens.

Comment la Suisse pourrait-elle influer sur la situation?

Il s’agirait de geler et de confisquer les avoirs des personnes liées au régime de Poutine et d’utiliser cet argent pour financer la reconstruction de l’Ukraine. Une telle décision nécessiterait toutefois une volonté politique. Malgré quelques améliorations dans sa position sur les sanctions contre la Russie, le gouvernement suisse n’est manifestement pas prêt à prendre une telle mesure.

Vous croyez donc à l’efficacité des sanctions. Pourquoi?

La manière dont la situation a évolué au fil des ans met à nu le cynisme de nombreux politiciens occidentaux. Au cours des huit années qui ont suivi l’annexion de la Crimée, ils n’ont eu de cesse d’affirmer que des sanctions sérieuses n’étaient pas exécutables. Durant toutes ces années, personne n’a montré à Poutine qu’une agression lui coûterait très cher. Mais, aujourd’hui, six mois ont suffi pour imposer des sanctions qui lui posent de sérieux problèmes. Cela signifie que cela a toujours été possible.

Le président russe derrière son bureau
Pour Garry Kasparov, il faut contraindre le président Poutine (photo) à stopper l’invasion de l’Ukraine, car il n’est pas prêt à se laisser convaincre. Russian Presidential Press Service

Que devrait faire l’Occident s’il veut que la guerre se solde par une défaite de Vladimir Poutine?

Le contrôle ciblé des exportations de technologies stratégiques s’est révélé particulièrement efficace, car il réduit les possibilités de la Russie d’accroître ses stocks d’armes de haute précision. Avec le temps, la réduction de l’offre de composants de haute technologie affaiblira le potentiel militaire du pays.

Vous ne parlez donc pas seulement de pièces de chars…

La Russie ne devrait plus du tout importer de produits de haute technologie, car presque toute technologie peut être utilisée deux fois. Toute technologie qui aide l’économie russe aide Poutine à tuer des Ukrainiennes et Ukrainiens.

À quels domaines les sanctions peuvent-elles encore être étendues?

L’Occident doit augmenter la pression sur ses entreprises qui sont encore actives en Russie. Toute société étrangère qui soutient la machine de guerre russe, ne serait-ce qu’en y payant ses impôts, doit s’attendre à des sanctions. Et il importe que la communauté internationale fasse pression sur des pays comme la Turquie, la Géorgie et le Kazakhstan. Ces derniers aident la Russie à contourner les sanctions.

Et quid des oligarques?

Les sanctions à leur encontre ont donné des résultats tangibles et durables. Les oligarques russes sont prêts à faire de gros efforts pour ne pas figurer sur les listes de sanctions, ce qui est une preuve de l’efficacité de celles-ci.

Jusqu’à quand l’Occident doit-il maintenir les sanctions?

Il est important que l’Occident dise clairement que les sanctions ne seront levées que lorsque les conditions suivantes seront remplies: premièrement, l’Ukraine doit retrouver sa souveraineté sur l’ensemble du territoire reconnu, y compris la Crimée et Sébastopol. Deuxièmement, la Russie doit payer des réparations à l’Ukraine et, troisièmement, les criminels de guerre russes doivent être traduits en justice. Les dirigeants du monde libre ne devraient pas céder à la tentation d’assouplir partiellement les sanctions, en échange d’une réduction partielle des activités militaires russes en Ukraine. Sans l’accord de l’Ukraine, les sanctions ne devraient de toute façon pas être levées.

Ce sont des conditions relativement strictes. L’Occident sera-t-il prêt à les appliquer?

L’extension et le maintien des sanctions coûteront cher aux pays occidentaux, aux États-Unis, au Canada et à l’Europe. Mais c’est le prix à payer pour des décennies de complaisance envers les méthodes autoritaires et impérialistes de Poutine. Les pays libres ont la chance de ne payer ce prix qu’avec de l’argent. L’Ukraine le paie au prix de la vie de ses citoyennes et citoyens.

L’interview a été réalisée par écrit.
Edité par Balz Rigendinger, traduit de l’allemand par 
Zélie Schaller

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