L’honneur blessé de Mouammar Kadhafi
En appelant à la guerre sainte contre la Suisse, le leader libyen Mouammar Kadhafi cherche surtout à redorer son image dans le monde musulman. C’est en tout cas l’analyse de Reinhard Schulze, directeur des Etudes islamiques de l’université de Berne. Interview.
Le spécialiste souligne que le monde musulman est habitué à la rhétorique du colonel Kadhafi et qu’il ne répondra pas à son appel au jihad (guerre sainte). L’«enfant terrible» du monde musulman, ainsi que le nomme Reinhard Schulze, n’a pas l’autorité pour lancer un appel à la guerre sainte, une mesure qui relève généralement des leaders religieux et non pas des politiciens.
Le colonel a lancé cet appel mardi à Benghazi, la deuxième ville de Libye, lors d’un rassemblement marquant l’anniversaire de la naissance du prophète Mahomet. Il a ainsi déclaré: «c’est contre la Suisse mécréante et apostate qui détruit les maisons d’Allah que le jihad doit être proclamé par tous les moyens. Le jihad contre la Suisse, contre le sionisme, contre l’agression étrangère n’est pas du terrorisme».
Pour le colonel Kadhafi, l’interdiction de construire des minarets, approuvée par le peuple suisse en novembre dernier, justifie cet appel à la guerre sainte. Le ministère suisse des Affaires étrangères avait pourtant expliqué au monde musulman que ce vote n’était pas dirigé contre l’islam et que la liberté de culte restait assurée pour toutes les confessions en Suisse.
En outre, la Suisse et la Libye sont en conflit depuis l’arrestation momentanée par la police genevoise, en juillet 2008, d’Hannibal Kadhafi, le fils du leader libyen, pour violence à l’encontre de ses domestiques.
swissinfo.ch: Pourquoi Mouammar Kadhafi lance-t-il cet appel maintenant, plusieurs mois après le vote sur les minarets ?
Reinhard Schluze: Je pense que le colonel Kadhafi tente ici de s’adresser à un public musulman et non pas européen. Il souhaite obtenir auprès de ce public une position qui lui donne le pouvoir de dire qu’il est le leader du monde islamique. C’est pourquoi il a saisi l’occasion de la Fête du Mouloud pour lancer son appel.
Les médias libyens indiquent que des représentants d’environ 90 pays étaient présents à Benghazi. A cet égard, il cherche à donner de lui-même l’image de leader du monde islamique. Il utilise des sujets spécifiques qui semblent devoir être discutés au sein du monde islamique et essaie de montrer qu’il s’agit d’une question d’honneur de l’islam. C’est pourquoi il utilise cette question suisse comme sujet principal.
swissinfo.ch: Mouammar Kadhafi a-t-il le pouvoir de déclarer la guerre sainte ?
R. S.: Pas du tout. Du point de vue du droit, il n’est pas autorisé à le faire, parce que ce n’est pas la tâche d’un leader politique de parler de jihad. Seul des érudits spécialistes de l’islam ont le droit de déterminer si un conflit peut ou non être interprété comme une guerre sainte.
swissinfo.ch: Ces paroles n’auront-elles donc aucun poids dans le monde arabe ?
R. S.: Non aucun. En effet, la plupart des leaders musulmans considèrent le colonel Kadhafi comme un «enfant terrible». Ils sont depuis longtemps habitués à sa rhétorique. Il a déjà souvent parlé de jihad, d’honneur, de résistance, etc. Personne ne prendra vraiment cet appel au sérieux.
swissinfo.ch: Comment la Suisse devrait-elle considérer cet appel au jihad et que cela signifie-t-il vraiment pour elle ?
R. S.: Etant donné que le colonel Kadhafi ne s’est pas adressé directement à la Suisse et qu’il n’utilise pas les négociations menées entre son pays et l’Union européenne comme forum pour ses attaques, je pense que le gouvernement suisse devrait se dire: «bon, cela fait partie du jeu à l’intérieur de l’islam et pas de notre conflit diplomatique».
swissinfo.ch: Donc, la Suisse ne devrait pas prendre cela au sérieux…
R. S.: Pas au sérieux dans le sens où cela ne signifie pas qu’il y aura réellement une attaque contre la Suisse.
swissinfo.ch: Pourquoi Mouammar Kadhafi est-il si fâché contre la Suisse ?
R. S.: Une fois encore, c’est une affaire de colère, d’honneur et d’honneur familial. De son point de vue, la Suisse ne s’est pas du tout attelée au problème. Elle agit uniquement au niveau diplomatique et politique et n’aborde pas une question qui est très importante dans le système libyen, celle de l’honneur.
swissinfo.ch: Ce nouveau développement n’indique-t-il pas que les choses s’enveniment ?
R. S.: Dans un sens, cela s’envenime, car les institutions politiques internes de Libye ont maintenant les mains liées. Elles ne peuvent plus librement traiter du cas de Max Göldi, par exemple.
D’un côté, elles doivent faire face à la rhétorique du colonel Kadhafi et donner une chance de calmer le différend qui marque les relations bilatérales entre les deux pays. Et d’un autre côté, elles doivent servir leur leader et leur leader parle maintenant de jihad. Pour elles, la situation est devenue vraiment compliquée.
swissinfo.ch: Le colonel Kadhafi ne se tire-t-il pas une balle dans le pied avec son appel au jihad ? Ses partenaires économiques ne vont-ils pas y regarder à deux fois avant de faire du commerce avec lui ?
R. S.: Oui, bien sûr. Je pense que les partenaires commerciaux vont y songer. Les relations économiques internationales de la Libye se trouvent maintenant dans une grande insécurité et les milieux économiques se demandent s’ils ont avec la Libye un partenaire fiable. Et évidemment, personne ne sait exactement ce qui va se passer.
Jessica Dacey, swissinfo.ch
(Traduction de l’anglais: Olivier Pauchard)
Reinhard Schulze est linguiste, historien, professeur et directeur des Etudes islamique de l’université de Berne.
Il a étudié l’islam, les langues latines, l’arabe et la linguistique à l’université de Bonn. Il a enseigné aux universités de Bochum, Bonn et Bamberg avant de rejoindre celle de Berne en 1995.
Il s’intéresse à la fois à l’histoire de l’expansion de l’islam et à sa compréhension et sa pratique dans le monde d’aujourd’hui.
Plusieurs pays ou organisations internationales sont réagi à l’appel au jihad lancé par le colonel Kadhafi.
L’Union européenne estime que cet appel arrive «à un moment inopportun» alors que Bruxelles ne ménage pas ses efforts pour régler le différend entre la Suisse et la Libye.
Le directeur général de l’ONU Sergei Ordzhonikidze a déclaré que «de telles déclarations de la part d’un chef d’Etat sont inadmissibles sur le plan des relations internationales».
En France, le ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner a indiqué que cet appel constitue des «propos inacceptables» et a estimé que les différend devait être réglé par la «négociation».
En Suisse, le gouvernement maintient sa position de «no comment». Quant aux organisations musulmanes, elles estiment que les déclarations du colonel Kadhafi «ne sont pas crédibles».
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