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La démocratie contrôlée, en attendant mieux

26 juillet: manifestation de soutien aux forces armées au Caire. La foule brandit le portrait du général Sissi, nouveau maître du pays. Keystone

Une révolution, cela peut prendre des années. Et elle se fait rarement sans violence. En Egypte, la reprise en mains brutale du pays par l’armée n’augure pas forcément d’une inexorable dérive autoritaire. Certains du moins en sont convaincus.

La révolution ne se fait pas forcément avec des œillets (comme au Portugal), ni avec du jasmin (comme en Tunisie). En France, de la prise de la Bastille en 1789 à la chute de Napoléon III en 1870, on a mis près d’un siècle à se débarrasser définitivement de l’ancien régime. Même s’il n’aime pas ce genre de comparaisons, Lorenzo Vidino, spécialiste de l’islam politique au Centre pour les études de sécurité de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, admet que toute révolution connaît son «échelle de temps, qui s’accompagne toujours d’une échelle des violences».

Au Caire, Hisham Qasem, qui fut un des fondateurs du quotidien d’opposition al-Masri al-Youm, lancé en 2004, table lui sur «un processus de dix ans au moins». «L’Egypte n’a jamais été une démocratie, rappelle l’écrivain et commentateur politique. C’était une dictature sous Moubarak, puis elle est entrée sur la voie pour devenir une démocratie. Mais elle doit encore construire une séparation des pouvoirs, et établir les garanties de la démocratie. Et je connais peu de pays qui l’ont fait rapidement. Ni sans que cela ne déclenche des violences».

Le comble de l’horreur

Des violences qui ont culminé le 14 août, avec l’évacuation par l’armée et la police des deux sit-in organisés par les Frères musulmans au Caire, en protestation contre l’éviction du président Mohamed Morsi. Ce jour-là, et dans la semaine qui a suivi, presque 1000 civils ont été tués dans tout le pays.

«On a atteint le comble de l’horreur sur la place Rabiya al-Adawiya, rapporte Rachid Mesli, directeur juridique de l’ONG de défense des droits de l’homme al Karama, basée à Genève. Nos observateurs sur place ont vu des snipers tuer des manifestants à partir d’hélicoptères militaires et des soldats qui empêchaient les secours d’arriver et achevaient les blessés dans les centres médicaux d’urgence». Témoignages effrayants, confirmés par certains journalistes étrangers sur place, notamment Serge Michel, du journal Le Monde, qui s’est approché très près du feu.

Pour Rachid Mesli, on peut «sans hésitation qualifier ces actes de crimes contre l’humanité». Son organisation, qui avait déjà soumis avant ces événements plus de 250 cas documentés d’exécutions extra-judiciaires au rapporteur spécial du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, a d’ailleurs promis de saisir la justice internationale.

Pourtant, «pour choquantes qu’elles soient, les violences de ces dernières semaines ne font pas de cette révolution une des plus violentes qu’on ait jamais vu», rappelle Lorenzo Vidino.

«Raisonnable»

Il n’empêche: ce 14 août a vu «les pires massacres dans l’histoire de l’Egypte moderne, souligne un chercheur suisse contraint de garder l’anonymat. Et ceci avec le consentement tacite de la majorité de la population, pour qui le barbu est désormais l’ennemi. On assiste à des passages à tabac en pleine rue, même pas par des militaires, par de simples citoyens. Et les medias se livrent à un matraquage contre les Frères musulmans comme on n’en a jamais vu, même au temps de Moubarak».

Ainsi, un éditorial d’al-Masri al-Youm compare les islamistes à des cellules cancéreuses, qu’il convient d’extirper chirurgicalement, ou même par «des moyens plus musclés, c’est-à-dire par des armes chimiques ou radioactives». L’ensemble des journaux s’en prend régulièrement à la presse étrangère, accusée de complaisance envers les Frères. Les journalistes égyptiens qui travaillent pour la chaîne qatarie al-Jazira sont taxés de «traîtres» et de «fils de p…»! Et concernant le journée du 14 août, Al-Shourouk, quotidien de centre gauche, juge que «les forces de l’ordre ont agi avec professionnalisme. Compte tenu du nombre de manifestants, le nombre de victimes a été raisonnable».

Face à la répression qui s’abat sur eux (près de 1000 morts et au moins 2000 arrestations en un mois), les militants des Frères musulmans en Egypte, rompus à la clandestinité, retrouvent les réflexes d’antan.

«On est revenus au contact direct après avoir banni le téléphone et l’internet qui permettent de nous localiser», explique une militante de la région d’Alexandrie. Son père, un cadre des Frères musulmans, a plongé dans la clandestinité de peur d’être arrêté. «C’est pire que sous Moubarak, assure-t-elle. Car en plus de la violence de la police, il y a l’hostilité des gens. Des dizaines de nos permanences ont été saccagées à travers le pays. Beaucoup ne veulent même plus avoir de voisins Frères musulmans. Mais il y a heureusement ceux qui sympathisent avec nous».

Alors que la confrérie pouvait mobiliser dans tout le pays des centaines de milliers de manifestants, ses rassemblements sont devenus rachitiques depuis qu’ils sont systématiquement la cible des tirs des soldats et des policiers. Outre que les mots d’ordres circulent désormais de bouche à oreille uniquement, la confrérie ne peut plus affréter, en raison de l’état d’urgence, les bus qui faisaient converger des milliers de partisans vers les grandes villes, en particulier Le Caire.

Mais certains experts n’enterrent pas si vite les Frères musulmans, un mouvement vieux de 85 ans, habitué à la clandestinité. «La confrérie est certes déstabilisée mais contrôle toujours ses finances, et la plus grande partie de ses militants sont en liberté», relativise Achraf al-Charif, professeur de sciences politiques à l’Université américaine du Caire.

«En tant qu’organisation fermée et secrète, la confrérie est capable de résister à la vague de répression et à se réorganiser rapidement», estime Haitham Abou Khalil, un ancien membre.

Un militant de Port-Saïd affirme que son mouvement continue de mobiliser même s’il a perdu ses permanences. «Nous agissons à nouveau en contact direct avec la population et on n’a pas besoin de bureaux pour le faire», explique-t-il.

(Source: afp)

Pas le choix

«C’est un fait indéniable que la vaste majorité de la population, et même des élites libérales, est maintenant avec l’armée et contre les Frères musulmans, note Lorenzo Vidino. Les gens sont prêts à accepter certaines limitations de liberté et le retour de certaines personnes qui sentent le Moubarak, mais qui sont meilleures que la réalité des 18 derniers mois».

«Morsi a voulu instaurer une théocratie, affirme Hisham Qasem. Alors, les gens sont redescendus dans la rue. Les militaires n’avaient pas beaucoup de choix. Soit ils laissaient faire et on avait un scénario à la Ceausescu, soit ils agissaient pour isoler le président. Et la réponse des Frères a été proche d’une insurrection armée. Il fallait réagir».

Pour autant, l’éditorialiste ne signe pas de chèque en blanc au général Abdelfattah al-Sissi, actuel homme fort du pays: «quand ils ont décrété la loi martiale pour un mois, j’étais à la télévision, et j’ai aussitôt dit mon désaccord avec une telle durée. J’aurais préféré une semaine, renouvelable. Si cela doit durer plus d’un mois, il faudra que le gouvernement m’explique pourquoi. Et si la réponse ne me convient pas, je me dresserai contre».

Ni le coran ni le tank

Pour l’avenir, Lorenzo Vidino voit dans le retour d’un «moubarakisme sans Moubarak» un scénario probable. «On a vu ça dans de nombreuses révolutions, il faut que tout change pour que tout reste pareil. A ce stade, la vaste majorité des gens en Egypte semble être tout à fait d’accord, les mauvais jours n’étaient pas si mauvais. Au moins, il n’y avait pas de pénuries d’essence et il y avait la sécurité dans les rues».

Une dictature militaire? Le chercheur zurichois n’y croit pas: «Il ne serait pas très sage de la part de l’armée de contrôler visiblement le pays, que Sissi ou l’un des siens soit le prochain président. Ce qui pourrait arriver par contre, c’est un gouvernement qui leur soit fortement lié, avec une indépendance de façade, et quand même des lignes à ne pas franchir. Une sorte de démocratie contrôlée».

 

Hisham Qasem est également convaincu que les militaires vont finir par rentrer dans leurs casernes. D’ailleurs, «si Morsi n’avait pas agi aussi stupidement, ils ne seraient même pas sortis dans la rue». Mais le premier président démocratiquement élu de l’Egypte «a fait trop de dégâts. Dans tous les problèmes économiques, il voyait une épreuve envoyée par Dieu et il pensait qu’en persévérant dans la voie de Dieu, on verrait se produire des miracles».

 

«Les Egyptiens se sont révoltés deux fois en moins de trois ans. Cela montre que personne ne peut rester sans qu’il y ait un consensus. Que ce soit en usant du coran, d’un tank ou de la force», conclut l’éditorialiste. Qui ne nie pas les difficultés à venir, mais n’imagine pas son pays basculant dans la guerre civile.

avec input de Mohamed Cherif

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