La liberté d’expression dans les urnes: le cas suisse
Dans quelle mesure le vote populaire contribue-t-il à promouvoir la liberté d’expression? Et en quoi la démocratie directe peut-elle garantir que les citoyens soient entendus? Des réponses sont peut-être à trouver dans l’expérience suisse, riche d’enseignements.
L’histoire suisse est émaillée d’au moins 700 votations nationales qui ont soit défié les lois existantes ou alors proposé des modifications de la Constitution du pays.
Les statistiques officielles font état de 455 initiatives populaires et de quelque 240 référendums ayant terminé leur course dans les urnes. Et cela sans compter les multiples tentatives qui ont fait long feu, la récolte de signatures ayant échoué à faire le plein.
À première vue, ces chiffres ont de quoi accréditer l’idée que le pays est le champion de la participation citoyenne ainsi qu’un havre de la liberté d’expression.
Dans ce sens, il faut voir que le menu de toutes ces votations touche à des questions qui impactent fortement la société, la politique et l’économie. Mais aussi à des problématiques apparemment moins urgentes comme l’heure d’été, le revenu de base inconditionnel ou les cornes des vaches.
Il n’est donc guère surprenant que les citoyens suisses aient été les premiers électeurs de la planète à se prononcer le 13 juin dernier sur une loi qui définit le soutien financier apporté aux entreprises, institutions et particuliers pour compenser l’impact négatif des restrictions étatiques dues à la Covid-19.
Un vote assez inhabituel, en fait, puisque la loi doit expirer à la fin de cette année. Nombreux en outre ont été les opposants à y voir une chance de protester contre les mesures anti-Covid adoptées par le gouvernement. Notamment la vaccination et les pouvoirs supplémentaires endossés par les autorités fédérales. Au final, 60,2% ont approuvé la loi.
Explicite et implicite
Durant les 173 dernières années, la Suisse n’a voté que deux fois pour définir de manière explicite les «limites» de la liberté d’expression. D’abord en 1994 lorsque les citoyens ont accepté une législation antiracisme, ensuite en 2020, avec l’approbation d’une interdiction de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.
Les restrictions à la liberté d’expression au sens large ont fait l’objet d’autres scrutins, nombreux, dans l’histoire suisse. Exemples: les consultations portant sur les droits des minorités religieuses – aussi bien récemment qu’au 19e siècle –, celles sur la censure dans les années 1930 ou sur les restrictions imposées aux médias de service public.
Marc Bühlmann est politologue à l’Université de Berne et directeur de l’Année politique suisseLien externe. Il considère que la liberté d’expression est implicitement présente dans des dizaines de votations.
«Elle n’en est pas forcément l’objet explicite mais appartient au débat plus large sur les droits fondamentaux», explique Marc Bühlmann. C’est le cas dans le cadre des discussions autour de la limitation des commissions extra-parlementaires, du rôle du gouvernement dans les campagnes ou du contenu de la brochure officielle d’information en vue de chaque votation.
Dans la même idée, la population devra dire en septembre prochain si elle accepte le mariage pour les personnes de même sexe après qu’un comité de droite et conservateur a réuni suffisamment de signatures pour contester une décision parlementaire favorable à ce principe et la porter devant le peuple.
Plateforme et définition de l’agenda
Quand on parle de liberté d’expression, il faut se pencher aussi sur la portée des initiatives et sur les arguments utilisés lors des campagnes. Peut-on tout dire? Toute question sans exception peut-elle être soumise à l’appréciation des électeurs? Si non, qui fixe les limites?
Les violations des droits de la personnalité et la protection de la vie privée sont fondamentalement les seules limites dans ce domaine, répond Marc Bühlmann.
«La Suisse est très tolérante en matière d’initiatives populaires», acquiesce Georg LutzLien externe, politologue à l’Université de Lausanne et directeur de la Fondation suisse pour la recherche en sciences sociales.
«En dehors des restrictions fondées sur les normes antiracisme, presque tout est permis», explique le scientifique, qui souligne toutefois l’existence d’une vaste «zone grise» – une zone où la conformité de telle ou telle revendication ou de tel slogan spécifique avec les standards n’est pas claire.
Certains mouvements, notamment à droite, estime Georg Lutz, sont allés au bout des possibilités offertes par une pratique libérale. Il mentionne deux initiatives soumises au vote au cours de la dernière décennie qui ont vu leurs promoteurs faire «ouvertement appel à l’islamophobie». Elles portaient sur l’interdiction de construire des minarets et sur l’interdiction du port du voile intégral.
Georg Lutz souligne aussi que le vote populaire est dans une large mesure devenu une «rampe de lancement» permettant aux groupements politiques de définir l’agenda politique et de mettre en avant leurs chevaux de bataille.
La réalité à la Suisse
Ceci étant, le système suisse de démocratie directe se distingue aussi en ce qu’il permet à des groupes extérieurs à l’élite politique de tenter d’imposer leurs vues sur la scène publique.
«C’est un outil qui permet de mettre en lumière au sein de la société toutes sortes d’opinions émises par toutes sortes de gens – en théorie du moins», explique Marc Bühlmann.
La réalité est un peu différente. La capacité à se faire entendre dépend d’un certain nombre de facteurs comme le poids politique, les compétences organisationnelles et les ressources (financières).
Des facteurs qui ne sont pas propres à la Suisse, juge Georg Lutz. Il ajoute que la votation populaire ne doit pas être vue en soi comme le garant politique absolu de la liberté d’expression.
Les votations permettent à différentes opinions de se faire entendre. Mais attention, souligne Marc Bühlmann: l’entier du panel des arguments et certains sujets n’apparaissent souvent pas dans le débat public.
«Il s’agit d’occasions manquées, estime le politologue. Il faudrait faire davantage pour offrir un forum au citoyen moyen».
La réussite de cet agriculteur qui voulait doper le nombre de vaches à cornes il y a trois ans par le biais d’une initiative reste une exception. Dans la plupart des cas, les initiants échouent très tôt par manque de ressources et d’alliés politiques.
Vision comparative
À l’échelle planétaire, la Suisse n’est pas, en apparence du moins, une stricte exception en matière de droit du citoyen à initier des votations nationales. Mais les différences sont notables parmi les plus de 40 pays où ce type d’instruments existent à un niveau ou un autre. C’est l’enseignement du Navigator to Direct Democracy, une plateforme en ligne d’information et de recherche hébergée par le Liechtenstein InstituteLien externe.
Une deuxième carte basée sur les données du Navigator to Direct DemocracyLien externe offre un aperçu des quelque 50 pays dont le système politique prévoit la tenue de votations populaires dont le résultat est contraignant.
Perte de confiance à l’égard du gouvernement
En Suisse comme ailleurs, le système a donc ses failles. Il ne permet pas forcément à tout un chacun d’avoir son mot à dire dans le cadre du processus politique décisionnel.
Toutes deux spécialistes en matière de participation et de dialogueLien externe, Cordula Reimann et Andrea Huber sont catégoriques. L’actuelle pandémie de Covid-19, avec ses effets sociétaux et politiques, a suscité une polarisation politique accrue. Mais elle a engendré aussi une vague de fond de sentiments anti-gouvernementaux et l’apparition de nouveaux mouvements de protestation.
Un groupe comme les Amis de la ConstitutionLien externe s’est rapidement mué en acteur qui compte, en particulier lors du vote sur la loi Covid. Les deux auteures soutiennent que ces groupements informels, articulant des peurs cachées, ne doivent pas être ignorés mais plutôt inclus à un stade précoce – avant que leurs préoccupations ne viennent faire l’agenda.
Andrea Huber rappelle le résultat du scrutin du 13 juin. Environ 40% des votants ont rejeté la loi dans les urnes. Et ses opposants ont promis de continuer à lutter contre les mesures gouvernementales et les médias publics.
«Un phénomène qu’il ne faut pas sous-estimer, avertit cette dernière. Il montre bien le déficit de confiance à l’égard du gouvernement».
Groupes de discussion et dialogue en ligne
Moralité, Andrea Huber attend de la part des autorités des mesures susceptibles d’éviter un nouveau renforcement des élans antidémocratiques, qui viennent saper la liberté d’expression en diffusant des allégations infondées.
«Le gouvernement suisse devrait envisager de nouvelles formes de participation et la mise en route d’un dialogue avec les mouvements sociaux à titre d’antidote efficace contre la polarisation», propose Andrea Huber. De nombreuses personnes sont déstabilisées par la crise – un terreau fertile pour les idées antidémocratiques, propagées par les réseaux sociaux notamment, note-t-elle.
Sa proposition? Bâtir des plateformes de dialogue en ligne afin d’établir un contact suivi avec la société civile. Et créer des groupes de discussions. Andrea Huber reproche aux autorités d’avoir manqué ce train durant la première phase pandémique l’an dernier.
Le gouvernement a, selon elle, largement consulté les entités politiques traditionnelles et les institutions tout en laissant de côté les groupes lestés de besoins et de préoccupations spécifiques. En particulier les personnes porteuses de handicap, celles placées dans les homes, les enfants ou les réfugiés.
(Traduction de l’anglais: Pierre-François Besson)
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