Le Vietnam, une zone sombre de la mémoire suisse
En autorisant, et soutenant même, la vente d'avions et de pièces d'horlogerie, la Suisse a participé à l'effort de guerre américain au Vietnam. David Gaffino, un jeune historien, en fait la démonstration. Interview.
L’attitude de la Suisse officielle pendant la guerre du Vietnam n’a rien d’un chapitre glorieux de l’histoire helvétique.
Les autorités fédérales se sont montrées extrêmement frileuses diplomatiquement et ont le plus souvent fait primer les intérêts économiques sur toute autre considération. Notamment lorsqu’elles autoriseront la vente de pièces d’horlogerie destinées à l’industrie d’armement américaine.
C’est ce que démontre l’historien David Gaffino dans un article à paraître prochainement dans la revue Traverse. En 2006, le jeune Biennois avait déjà publié un livre sur la question («Autorités et entreprises suisses face à la guerre du Viêt Nam, 1960-1975»). Un livre tiré de son mémoire de licence fait à l’Université de Neuchâtel.
On ne peut pas dire que la Suisse ait été très entreprenante sur la scène diplomatique pendant la guerre du Vietnam.
David Gaffino: Non. Elle a fait preuve d’une prudence extrême. A aucun moment, la Suisse ne lance un appel à la paix. Il y avait certainement le moyen de le faire tout en restant neutre.
On aurait par exemple pu imaginer que le Conseil fédéral [gouvernement] se fende d’un communiqué de presse pour déplorer le massacre de civils à My Lai, tout en condamnant aussi les exactions de l’autre camp.
Mais la Suisse est restée muette. Et lorsqu’elle aurait pu se positionner pour accueillir les premières négociations de paix, elle ne montrera aucune détermination, par peur d’être instrumentalisée. Du coup, c’est à Paris que seront entamés les pourparlers.
Pourquoi cette frilosité ?
D.G.: C’est à la fois le retour à une conception très traditionnelle de la neutralité et la crainte de nuire aux relations politiques et commerciales avec les Etats-Unis. Si tout est fait pour donner l’impression d’être neutre, on sent néanmoins qu’il y a une réelle proximité avec les Etats-Unis. Et en respectant les embargos dictés par Washington, la Suisse s’aligne de facto sur le bloc de l’Ouest.
Quels sont les intérêts à défendre cette politique de neutralité ?
D.G.: La neutralité est un instrument de la politique étrangère helvétique. Elle rend parfois service à la Suisse, la distingue des autres pays. Mais elle paralyse aussi sa diplomatie et sert à défendre des intérêts économiques.
Vous arrivez à la conclusion que la Suisse a participé à l’effort de guerre américain…
D.G.: Il semblerait que 90% des pignons et engrenages fabriqués par l’industrie horlogère suisse, et qu’on peut utiliser comme détonateurs de bombe, ont servi à l’industrie d’armement américaine pendant la guerre.
En fait, on prend vite conscience que certaines technologies n’existent qu’en Suisse et que les Etats-Unis sont dépendants du savoir-faire helvétique. En plein conflit, un haut fonctionnaire américain va même demander à l’industrie horlogère d’accélérer la cadence de production. Pendant la guerre, ces exportations vont être multipliées par dix.
Ces pièces pouvaient-elles être exportées librement ?
D.G.: Oui, car les pièces détachées échappaient au régime d’autorisation. Et au moment où la situation deviendra plus tendue, on pensera notamment à exporter les montres entières en se disant qu’il aurait suffi de les démonter à leur arrivée à destination.
Du côté des autorités et du Conseil fédéral, on sera prêt à toute sorte de manœuvres pour soutenir ce commerce. Il ne faut pas oublier que les Etats-Unis étaient un grand client de l’industrie horlogère helvétique.
Il fallait également veiller à ne pas alerter la population suisse…
D.G.: En Suisse, comme partout, la guerre du Vietnam est très présente. Les autorités sont mises sous pression par une opinion publique partagée. On craint que certaines affaires éclatent dans la presse. D’autant plus que les Suisses s’apprêtent à voter, en 1972, sur une initiative populaire contre les exportations d’armes.
En 1969, le Tages Anzeiger, qui s’intéresse de près à la question des pièces d’horlogerie, verra son rédacteur en chef être convoqué à Berne. Impressionné par «la gravité de cette question sensible», il renoncera à publier l’article en question.
Il y a également des avions de l’entreprise suisse Pilatus au Vietnam…
D.G.: Oui. On retrouve d’ailleurs sur Internet des témoignages de vétérans ayant utilisé le Pilatus-Porter pendant le conflit. Ils expliquent que les avions ont notamment servi à larguer des bombes, du napalm et des roquettes.
Appelé à prendre position, le gouvernement suisse rappellera que les appareils sont fabriqués sous licence aux Etats-Unis et qu’ils échappent ainsi à la législation suisse.
Les intérêts économiques ont ainsi toujours primé…
D.G.: Il est certain qu’à Berne on a beaucoup prêté attention aux intérêts économiques. L’aide au développement n’avait par exemple pas que des visées humanitaires. Mais l’attitude de la Suisse pendant la guerre du Vietnam ne s’est pas résumée à défendre des intérêts commerciaux.
Elle a également été dictée par des motifs politiques. La Suisse va faire partie des premiers pays occidentaux à reconnaître le Nord-Vietnam communiste.
L’attitude de la Suisse pendant la guerre du Vietnam n’est-elle finalement pas très proche de celle adoptée pendant la Deuxième Guerre mondiale?
D.G.: C’est vrai qu’il y a des constantes. On a affaire à la même attitude. Après la Deuxième Guerre mondiale, Max Petitpierre [ministre des Affaires étrangères] avait notamment souhaité mettre l’accent sur la solidarité dans la politique étrangère de la Suisse. Or, de ce point de vue-là, la guerre du Vietnam fut un échec. Il semble que l’on n’apprend pas grand-chose des leçons de l’histoire.
Mais aujourd’hui, j’estime que la neutralité suisse ne doit pas empêcher de dénoncer des massacres comme My Lai.
Jean-Marie Pellaux, La Liberté/swissinfo.ch
Juillet 1954 Accords d’Evian, fin de la guerre d’Indochine et séparation du Vietnam en deux zones.
Avril 1956 Les dernières troupes françaises quittent le Vietnam et passent la main aux Etats-Unis.
Décembre 1960 Création par les combattants communistes du Front national de libération du Vietnam ou Vietcong. 15’000 conseillers américains sont déjà sur le terrain.
Août 1964 Les Etats-Unis prennent comme prétexte un incident dans le golfe du Tonkin pour lancer les premiers bombardements sur le Nord-Vietnam.
Mars 1965 Le Nord-Vietnam est massivement bombardé.
Février 1968 Offensive du Têt; plus de 200’000 communistes attaquent des villes du Sud-Vietnam. L’opinion publique américaine est sous le choc. Près d’un demi-million de GI’s sont au Vietnam. En mars, massacre de My Lai.
Janvier 1973 Accords de paix de Paris. Les troupes américaines se retirent.
Avril 1975 Les troupes nord-vietnamiennes entrent dans Saigon. Fin de la guerre et réunification du Vietnam.
16 mars 1968: les membres de la Charlie Company exécutent 504 civils. Massacre qui fait l’objet du documentaire «Les fantômes de My Lai» diffusé par Histoire Vivante ce dimanche 17 mai.
Au cours de la tuerie, les maisons et les réserves de nourriture sont incendiées. Des femmes enceintes sont éventrées, d’autres violées. Des bébés et des vieillards sont fusillés à bout portant. Dès la fin du massacre, les supérieurs des soldats impliqués vont tout mettre en œuvre pour dissimuler les faits.
Suite aux révélations de la presse en novembre 1969, le Pentagone se verra toutefois contraint de lancer une enquête. Sur les 46 GIs pris dans la tourmente, seul le lieutenant William Calley se retrouvera finalement sur le banc des accusés. Il sera condamné à la prison à vie avant d’être libéré en 1974.
Pour André Kaspi, ancien professeur à l’Université Paris I et spécialiste de l’histoire des Etats-Unis, cette condamnation ne fut satisfaisante que pour une minorité d’Américains: «Pour les adversaires de la guerre, Calley n’était pas le seul responsable. Il a donc fait office de bouc émissaire.» Alors que du côté des partisans de l’engagement américain au Vietnam, on pensait que «ce genre de tuerie est inhérente à la lutte contre la guérilla et qu’imputer ce genre d’actes à l’armée revenait à l’affaiblir.»
En août 2006, le quotidien californien Los Angeles Times, se basant sur des rapports réalisés par un groupe de travail interne au Pentagone, a montré que sept massacres – causant la mort d’au moins 137 civils – ont été perpétrés entre 1967 et 1971.
Dans ces mêmes dossiers figurent également les preuves de 320 autres cas d’exactions commises par des soldats américains. Et parmi les auteurs de ces violences, actes de torture, viols ou meurtres, seuls 57 furent jugés en cour martiale et 23 condamnés.
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