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La Suisse est-elle encore une référence morale et humanitaire?

A ceremony for Kofi Annan in Geneva
Une première cérémonie de recueillement a eu lieu ce lundi au siège de l'ONU à Genève, suite au décès de l'ancien secrétaire général des Nations unies Kofi Annan. Keystone

Kofi Annan, l'ancien Secrétaire général de l'ONU décédé samedi dernier, avait acquis un prestige moral qui a rejailli sur Genève et la Suisse comme centre international des droits de l’homme et de l’action humanitaire. Mais la Suisse est-elle toujours à la hauteur de cette stature éthique? C’est la question que se pose le politologue Daniel Warner.​

On dit souvent du pays alpin qu’il pèse plus lourd que son poids réel, qu’en dépit de sa petite taille, son influence est forte dans les affaires mondiales. 

Daniel Warner
Daniel Warner est un politologue suisse et américain. Il a notamment enseigné à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève (HEID). Courtesy

Une stature qui découle de sa puissance économique et financière, tout comme de son rôle comme centre des droits de l’homme et de l’humanitaire pour la diplomatie multilatérale.

L’auteur et politicien canadien Michael Ignatieff Lien externea posé la question: «Comment expliquer le prestige moral de Kofi Annan?» La même question pourrait être posée à propos de la Suisse, notamment à la lumière d’une décision récente du Conseil fédéral concernant les armes nucléaires.

La semaine dernière, le gouvernement suisse a décidé de ne pas signer le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Faisant valoir que le traité est en grande partie symbolique – aucun des neuf pays connus ou soupçonnés de posséder des armes nucléaires (États-Unis, Russie, Grande-Bretagne, Chine, France, Inde, Pakistan, Corée du Nord et Israël) ne soutient le traité – le gouvernement suisse a déclaré que les raisons de ne pas signer l’accord l’emportaient sur les avantages à y adhérer.

Un rapportLien externe du ministère suisse des Affaires étrangères, rédigé avant la décision du gouvernement, a scrupuleusement détaillé les avantages et les inconvénients à signer le traité. Selon Marc Finaud, du Centre de sécurité de Genève (GCSP), «le rapport est très détaillé. Tous les aspects du traité sont analysés, qu’ils soient juridiques, humanitaires, militaires, politiques ou économiques».

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Et la morale? La Suisse pèse-t-elle davantage que son poids réel sur le plan éthique? N’est-ce pas ce qui a rendu Kofi Annan si unique? N’est-ce pas la raison pour laquelle la Suisse était si fière lorsque le prix Nobel de la paix a été décerné à la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICANLien externe), basée à Genève, en 2017?

Hypocrite

«Si la Suisse ne signe pas ce traité, les gens s’interrogeront sur notre statut de champion des droits humanitaires et du désarmement. Je pense que [l’absence de signature] minera notre crédibilité dans ce domaine», a commenté Beatrice Fihn, membre de l’ICAN.

Quant au Comité Nobel norvégien, il a déclaré à propos de l’ICAN: «L’organisation reçoit le prix pour son travail visant à attirer l’attention sur les conséquences humanitaires catastrophiques de tout emploi d’armes nucléaires et pour ses efforts novateurs visant à parvenir à une interdiction de ces armes fondée sur un traité.»

Le refus du gouvernement suisse de signer le traité, après avoir félicité l’ICAN (basée à Genève) qui a mobilisé la société civile en faveur dudit traité, apparaît aujourd’hui comme des plus hypocrites.

Les tentatives d’interdiction des armes nucléaires ne sont pas nouvelles. En 1996, la Cour internationale de justice (CIJ) a rendu un avis consultatifLien externe sur la légalité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, à la suite d’une demande de l’Assemblée générale des Nations Unies et de l’Organisation mondiale de la santé. Dans une décision très controversée, la Cour a déclaré: «La menace ou l’emploi d’armes nucléaires seraient généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et en particulier aux principes et règles du droit humanitaire. Il ne fait aucun doute pour la Cour que les armes nucléaires sont contraires au droit humanitaire.»

Mais la Cour a également émis la réserve suivante: «Toutefois, compte tenu de l’état actuel du droit international et des éléments de fait dont elle dispose, la Cour ne peut trancher définitivement si la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans des circonstances extrêmes de légitime défense, dans lesquelles la survie même d’un État serait en jeu.»

Les principes contradictoires du droit humanitaire et de la survie de l’État (raison d’état) ont divisé les 14 juges de la CIJ, la moitié d’entre eux défendant le principe de légitime défense. C’est d’ailleurs la seule justification que ces sept juges ont pu trouver pour ne pas totalement condamner la menace ou l’utilisation d’armes nucléaires. Toutes les autres justifications n’étaient pas acceptables, selon la Cour.

Boîte de Pandore

Et l’un d’eux, le juge Abdul G.Koroma, a rejeté l’argument de la légitime défense et l’utilisation d’armes nucléaires avec l’argument suivant: «Le droit de légitime défense n’est pas un permis de recourir à la force; il est réglementé par la loi et n’a jamais eu pour but de menacer la sécurité d’autres États. En d’autres termes, le droit de légitime défense ne peut pas être une boîte de Pandore ouverte permettant aux États de faire tout ce qu’ils jugent nécessaire pour leur survie, et certainement pas d’utiliser illégalement des armes nucléaires.»

Kofi Annan était admiré comme médiateur. En réponse à la question d’un journaliste sur la façon de convaincre un dirigeant de réduire le recours à la violence de son gouvernement, il s’est demandé: «Que puis-je faire d’autre? Je n’ai pas de troupes.» Les Nations Unies n’ont pas leur propre armée. La  tentative de Kofi Annan pour convaincre le dirigeant était basée uniquement sur son autorité morale.

Genève est à juste titre à l’avant-garde de la politique étrangère de la Suisse. Les droits de l’homme, le droit humanitaire et l’accueil de la Conférence sur le désarmement font partie intégrante des efforts de la Suisse. Des lauréats du Prix Nobel de la paix comme Kofi Annan et l’ICAN sont globalement associés à Genève et à la Suisse. La récente décision du Conseil fédéral érode cette autorité morale et diminue le poids de la Suisse dans le monde, quel que soit le domaine dans laquelle elle est en compétition.

Les opinions exprimées dans cet article sont uniquement celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues de swissinfo.ch. 

Traduit de l’anglais par Frédéric Burnand

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