L’amateurisme tatillon de la police fédérale dévoilé en 1989
Il y a trente ans, la Suisse était confrontée à l’une des pires crises institutionnelles et politiques de son histoire: le «scandale des fiches».
Le 1er août 1990, 699ème anniversaire de la Confédération, Max Frisch reçut un document de treize pages recensant toutes les fois où sa vie publique ou privée avait été passée au crible par la police politique. Le célèbre écrivain venait d’avoir accès aux fameuses fiches qui résumaient et cataloguaient des centaines de pages d’actes d’espionnages à son encontre.
Lesdits documents relataient plus de 40 ans de voyages à l’étranger, de manifestations politiques, interventions, débats, rencontres et échanges de toute sorte. Cependant, l’abondant matériel avait été recueilli avec une certains nonchalance et superficialité, sans méthode, au point de paraître à de nombreuses reprises insignifiant, voire ridicule.
Frisch se rendit tout de suite compte de la gravité de la situation, mais aussi de la maladresse de l’appareil de surveillance qui l’avait eu en ligne de mire de 1948 à l’éclatement du scandale. L’écrivain et architecte réagit à tout cela de façon inhabituelle, en décidant de commenter et corriger certaines informations contenues dans ces documents.
C’est ainsi que naquit la dernière œuvre de sa carrière, Ignoranz als Staatsschutz?Lien externe publiée à titre posthume par l’éditeur berlinois Suhrkamp à partir du manuscrit conservé aux archives Max Frisch de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.
A l’origine du scandale, Elisabeth Kopp
L’énorme appareil de surveillance mis sur pied par la police helvétique s’insérait parfaitement dans le climat de tension provoqué par la Guerre froide. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si le scandale des fiches, qui entraina l’arrêt de la surveillance systématique et capillaire d’activistes politiques sur le territoire helvétique, éclata précisément l’année de la chute du Mur de Berlin.
La peur du communisme, qui avait marqué les années précédentes, n’était plus justifiée et avec elle la nécessité d’espionner des militants, des syndicalistes et des politiciens. Tout commença en 1989, lorsque la première femme au gouvernement de l’histoire suisse, la radicale Elisabeth Kopp, fut obligée de démissionner.
Sa faute était d’avoir téléphoné à son mari depuis son bureau au gouvernement pour lui demander de quitter le conseil d’administration d’une société soupçonnée de blanchiment d’argent.
Une commission parlementaire d’enquête (CPE) fut mise sur pied pour essayer de faire la lumière sur toute l’affaire. Elle découvrit les dimensions effarantes de l’appareil de sécurité: les archives de la police politique, selon le rapport, contenaient 900’000 fiches portant pour les 2/3 sur des citoyens étrangers, résidants ou en visite, et pour le reste sur des citoyens suisses et des organisations et évènements politico-culturels variés.
Le président de la CPE, le socialiste Moritz Leuenberger, arriva même à déclarer que les ennemis de l’Etat n’étaient pas ceux qui étaient catalogués dans les fiches de la police, mais qu’il fallait les chercher du côté du Ministère public de la Confédération. De nombreux médias helvétiques comparèrent les méthodes de la police fédérale à celles de la Stasi.
Tout ceci créa un climat de nervosité et méfiance vis-à-vis des institutions, qui ont peu de précédents dans l’histoire de la Suisse moderne.
Les protestations contre un Etat «raté»
Le texte de Frisch est représentatif des réactions d’une partie de la population suisse. Après la publication du rapport de la commission parlementaire, un large mouvement de protestation vit le jour dans le pays.
«Lorsque je parle de la Suisse, je ne parle pas de ses paysages (…), mais je me réfère à cet Etat, invention de 1848 des RADICAUX, qui aujourd’hui, après un siècle de domination du bloc bourgeois, est devenu un Etat raté (…) » Max Frisch
Le premier pas consista à mettre sur pied un comité contre «l’Etat fouineur» qui, en mars, allait lancer une initiative pour abolir la police politique. Plusieurs actions de protestation furent organisées dans le pays et elles culminèrent dans celle du 3 mars 1990 à Berne, lorsque plus de 30’000 personnes descendirent dans la rue pour protester contre les abus de l’Etat en matière de surveillance.
Au cours des mois précédents, des dizaines de milliers de personnes avaient réclamé l’accès à leurs dossiers, comme l’avait promis le gouvernement.
Frisch lui-même, avant de rédiger sa dernière œuvre, s’était engagé personnellement à soutenir financièrement le comité. En raison de son état de santé, il ne put participer à la manifestation du 3 mars, mais il fit lire un discours qu’il avait lui-même rédigé.
Et, avec d’autres personnalités de la culture, il décida de boycotter les célébrations du 700ème anniversaire de la Confédération en 1991. L’écrivain publia même une lettre ouverte en réponse à l’invitation de Marco Solari, responsable des célébrations nationales, où, en plus de décliner l’invitation, il définit l’Etat suisse comme « Etat raté », conséquence d’«un siècle de domination du bloc bourgeois.»
L’atmosphère dans le pays resta tendue pendant des mois. Les institutions fédérales cherchèrent une issue en reformulant les règles et les pratiques sur la protection de l’Etat. En 1997 fut promulguée une Loi fédéraleLien externe sur la sûreté intérieure stipulant que «les informations relatives aux activités politiques ou à l’exercice de la liberté d’opinion, d’association et de réunion ne peuvent pas être traitées.»
C’est aussi pour cela que l’initiative «SOS – pour une Suisse sans police fouineuse », née dans le sillage du scandale des fiches, fut clairement rejetée en 1998 par les citoyens suisses, refermant ainsi un chapitre fondamental de l’histoire de la protection de l’EtatLien externe en Suisse.
La défense de l’ex directeur de la police fédérale
Le rapport de la CPE a fortement critiqué la police fédérale, accusée de manquer de méthodologie dans la récolte des informations. La police était aussi accusée de s’être trop concentrée sur les militants de gauche.
25 ans après l’éclatement du scandale, Peter Huber, à l’époque chef de la police fédérale, a défendu, dans une interview à l’ATS, l’action de son équipe, en déclarant que les fiches étaient surtout un instrument de travail interne.
Dans cette interview, Peter Huber rappelle notamment l’amertume de ses collaborateurs suite aux déclarations de Moritz Leuenberger et aux jugements des médias.
(Traduction de l’italien: Isolda Agazzi)
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