Sergueï Gouriev: «Les négociants en pétrole suisses vont jouer un rôle important pour les embargos à venir»
A quel point les sanctions contre la Russie sont-elles efficaces? Quel rôle la Suisse joue-t-elle dans la guerre en Ukraine? Nous avons posé ces questions à des opposants russes à Vladimir Poutine. Le point de vue de Sergueï Gouriev.
La Suisse joue un rôle important en ce qui concerne les actifs et les matières premières russes. Elle ne doit pas se cacher derrière sa neutralité, mais contribuer activement à ce que le régime de guerre russe manque de ressources: c’est l’avis unanime de toutes les figures de l’opposition que nous avons interrogées.
Pour cette série d’interviews, swissinfo.ch a contacté les principales voix qui s’élèvent contre le Kremlin. La plupart d’entre elles ont dû quitter le pays pour cette raison: Garry Kasparov, opposant à Poutine, vit désormais en Croatie, l’entrepreneur Leonid Nevzlin en Israël, et l’économiste vedette Sergueï Gouriev s’est réfugié en France. Le critique de Poutine et économiste Sergueï Aleksaschenko vit à Washington. Le politicien d’opposition Vladimir Kara-Mourza est, quant à lui, emprisonné en Russie depuis avril.
Sergueï Gouriev est professeur d’économie à l’Institut d’études politiques de Paris, où il enseigne depuis 2013, après avoir été recteur de la New Economic School à Moscou de 2004 à 2014. Il a été membre du conseil d’administration de plusieurs banques et entreprises russes. Sergueï Gouriev dirige également le Research and Policy Network on Populism au Centre for Economic Policy Research à Londres.
Il a quitté la Russie en 2013 après un «interrogatoire effrayant et humiliant», lors duquel des enquêteurs du gouvernement ont perquisitionné son bureau et récupéré cinq ans de courriels, parce qu’il faisait partie d’un comité d’experts économiques critique envers la position russe dans l’affaire Yukos.
swissinfo.ch: Sergueï Gouriev, les sanctions occidentales fonctionnent-elles comme vous l’espériez?
Sergueï Gouriev: L’idée principale derrière les sanctions était d’influencer les objectifs de Poutine et de lui faire comprendre qu’une telle guerre était trop coûteuse et trop dangereuse pour lui. Or, nous avons pu constater qu’il campe sur ses positions. L’objectif des sanctions a donc changé en conséquence: Poutine doit être privé des ressources dont il a besoin pour poursuivre la guerre. En d’autres termes, il s’agit de l’empêcher de produire de nouvelles armes et de recruter des soldats. Vu sous cet angle oui, les sanctions ont déjà été efficaces.
Mais la machine de guerre de Poutine continue de fonctionner. Cela a-t-il été suffisant?
Les nouvelles sanctions qui doivent être décidées en décembre, janvier et février limiteront encore plus les possibilités du président russe de continuer l’offensive. Il est prévu, par exemple, un embargo sur les exportations de pétrole russe vers l’Europe, et un plafonnement des prix pour les ventes de pétrole restantes. Poutine voudra toujours poursuivre la guerre contre l’Ukraine, mais il aura moins d’argent, moins de chars et moins d’avions. À cet égard, il est essentiel que l’Occident maintienne son unité, car toute faille, aussi petite soit-elle, sera exploitée par son adversaire.
Comment voyez-vous le rôle de la Suisse dans les efforts occidentaux pour arrêter la guerre de Poutine?
Il est décisif. La Suisse est un pays qui dispose de technologies modernes et de banques qui pourraient aider Poutine à contourner les sanctions afin d’acheter des technologies modernes à l’étranger. Si un embargo sur le commerce du pétrole russe est mis en place, les négociants suisses auront un rôle central à jouer. Il est donc tout à fait normal que la Suisse, malgré son statut de pays neutre, ait participé aux sanctions dès le début. Ce positionnement, très important, contribuera à mettre fin plus rapidement à la guerre.
La Russie ne considère plus la Suisse comme un médiateur neutre, car elle estime que Berne a pris parti dans la guerre. La Suisse aurait-elle mieux fait de se tenir à l’écart dans l’intérêt de l’impartialité?
C’est vrai, Berne a choisi un camp dans cette guerre, celui du bien, et c’est tant mieux. Nous ne sommes pas dans les années 1940, lorsque la Suisse a conservé sa neutralité et a ainsi aidé l’Allemagne à contourner les sanctions imposées par d’autres pays occidentaux. Il est évident que la Suisse doit rejoindre l’alliance occidentale, car il en va désormais de la survie de l’Europe. Si Poutine n’est pas stoppé dans l’Est de l’Ukraine, il poursuivra son offensive dans la partie occidentale du pays. Puis dans d’autres pays d’Europe de l’Est. Il continuera d’utiliser ses armes nucléaires pour faire chanter le monde. C’est pourquoi il faut lui montrer que tout l’Occident est uni, y compris la Suisse et les pays industrialisés non occidentaux comme le Japon, Singapour, l’Australie et la Corée.
Même l’Inde et la Chine se rallient d’une certaine manière à cette coalition et refusent de vendre des armes à la Russie par crainte de sanctions secondaires occidentales. Tous les pays qui disposent d’argent et de technologies doivent s’allier contre Poutine. C’est une condition essentielle pour mettre fin à cette guerre.
Quelles sont vos attentes vis-à-vis de la justice suisse en matière d’enquêtes sur la corruption?
Plus il y aura d’enquêtes de ce type contre des citoyens et citoyennes russes, plus il sera difficile pour Poutine de mobiliser ses élites et ses entreprises. Il est déconcertant de voir que des membres de la famille de ces élites, y compris la propre famille du président, utilisent des comptes dans des banques helvétiques pour placer et dépenser l’argent volé par le gouvernement.
Bien sûr, le fils n’est pas responsable de son père. Et la femme est libre de dépenser son propre argent indépendamment de son mari. Mais si ces personnes placent et dépensent de l’argent volé aux contribuables russes, la Suisse doit faire plus d’efforts. Elle doit clarifier l’origine des fonds, comme les banques suisses le font avec leurs autres clients. Il est en tout cas étonnant que des membres du cercle le plus proche de Poutine puissent échapper aux enquêtes anti-corruption grâce au système financier helvétique.
L’interview a été réalisée par écrit.
Edité par Balz Rigendinger, traduit de l’allemand par Lucie Donzé.
Lucie Donzé
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