Comment le vote électronique est devenu un combat pour la démocratie
Après des années de tests et de discussions, le vote électronique en Suisse peine à s'imposer. Le gouvernement veut l’étendre, tandis qu’un mouvement interpartis veut le stopper.
Pas facile d’être La Poste Suisse. D’abord, il y a eu internet et les gens qui cessent de s’écrire des lettres. Plus récemment, en 2018, sa filiale CarPostal s’est enlisée dans un scandale de subsides indûment touchés grâce à des comptes falsifiés, qui a conduit à des enquêtes poussées, à la démission de la directrice du groupe et tout récemment à des appels à la privatisation.
Et voilà qu’une nouvelle faille de sécurité, la deuxième en deux semaines, est découverte dans le système d’e-voting de conception espagnole que La Poste entend déployer dans plusieurs cantons pour les élections législatives de cet automne.
De quoi renforcer l’opposition aux projets d’e-voting. Le 16 mars, un groupe réunissant des experts techniques et des politiciens de tous partis a lancé une campagne pour une initiative populaire qui demande un moratoire de cinq ans sur toute expérience de vote électronique en Suisse.
Nicolas A. Rimoldi, 24 ans, membre des jeunes libéraux-radicaux de Lucerne, est coordinateur de la campagne. Quand il s’agit de s’en prendre à La Poste, il ne mâche pas ses mots: selon lui, l’ancienne régie publique a traité les failles de son système d’e-voting de manière «intransparente» et «irresponsable», en «minimisant les avertissements et les risques» et en «sapant la confiance».
30 jours de test et deux failles découvertes dans le système de vote électronique de La Poste
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(Téléjournal de la RTS du 25 mars 2019)
Or la confiance et la crédibilité sont au cœur de la démocratie, une démocratie que les partisans de la future initiative veulent «rendre à nouveau sûre».
Un tournant
Mais pourquoi donc le vote électronique est-il une telle patate chaude justement maintenant? Le premier essai en Suisse a eu lieu en 2003, et depuis, près de 300 expériences se sont déroulées dans les cantons.
Une des raisons est que la Suisse a atteint un point où la technologie pourrait être déployée à grande échelle. Le Conseil fédéral – qui reste un des champions de l’e-voting – a fixé en 2017 déjà l’objectif d’offrir ce canal de vote dans les deux tiers des 26 cantons pour les élections d’octobre, alors qu’actuellement seuls quelque 2% des Suisses votent en ligne.
Bien sûr, rien ne garantit que cela arrivera: la recommandation du gouvernement fédéral n’est qu’une recommandation, et les cantons (à qui revient l’organisation des scrutins) sont libres d’accepter ou de rejeter le vote électronique. Actuellement, il est pratiquement certain que l’objectif ne sera pas atteint.
Entretemps, le Conseil fédéral a pris des mesures pour passer de la phase expérimentale à la reconnaissance du vote électronique comme troisième canal, à côté des urnes et du vote par correspondance. En décembre dernier, il a adopté un avant-projet de révision de la Loi fédérale sur les droits politiquesLien externe, qu’il a mis en consultation jusqu’au 30 avril.
Mais Nicolas A.Rimoldi estime qu’il est temps de stopper le lent glissement vers le vote électronique généralisé. «Après près de deux décennies, des centaines de tests et des millions de francs dépensés, le système n’est toujours pas bon», relève-t-il. «Il est maintenant de notre devoir d’arrêter ces développements».
Un autre facteur, c’est le climat politique. Avec les ombres qui planent sur la dernière présidentielle américaine, le scandale Cambridge Analytica, la crainte des fausses nouvelles et des robots qui façonnent l’opinion et pompent nos données sur internet, la question de l’ingérence – interne ou externe – dans les élections et une grande préoccupation pour les défenseurs de l’intégrité des démocraties.
En Suisse, le e-voting est encore en phase d’essai. Il existe deux systèmes: le CHvote, développé à Genève et utilisé également par les cantons de Berne, Lucerne, St-Gall, Argovie et Vaud, et le Post E-Voting, utilisé par Neuchâtel, Fribourg, Thurgovie et Bâle-Ville. Ces dix cantons offrent le vote électronique aux Suisses de l’étranger, mais seuls cinq – Genève, Neuchâtel, Fribourg, St-Gall et Bâle-Ville – le mettent également à disposition d’une partie des citoyens résidant dans le canton.
Pour des raisons de sécurité en effet, les essais de e-voting ne sont autorisé que pour un certain pourcentage de l’électorat. Pour faire du vote en ligne le troisième canal, à disposition de tous les citoyens, il faudra développer des systèmes plus avancés que ceux testées jusqu’ici. Pour des raisons financières. Le canton de Genève a décidé à la fin de l’an dernier de renoncer à son système, qui sera utilisé cette année pour la dernière fois. La Poste par contre veut améliorer et développer son système en vue d’obtenir l’autorisation pour le vote électronique généralisé.
Le point de vue du hacker
Hernani Marques, du Chaos Computer Club (CCCLien externe), est l’un d’eux. Dans un vaste bureau qui ressemble plus à un espace de vie près de la gare de Hardbrücke à Zurich, ce spécialiste des technologies de l’information rencontre régulièrement des pirates et des enthousiastes / utopistes de l’informatique qui pensent comme lui. Il est fermement opposé aux plans de vote électronique du gouvernement, au motif que la technologie n’est simplement pas à la hauteur, comme l’ont montré les récents tests de piratage.
Mais pour lui, le débat n’est pas que technologique. Il s’est politisé principalement parce que «les gens ne réalisent pas les risques encourus».
Certains ont tendance à confondre l’utilisation de la technologie pour voter avec l’utilisation de la technologie pour des services comme les achats ou la banque en ligne, qui semblent bien fonctionner.
«Mais ici, c’est de démocratie qu’on parle, note-t-il. Il n’y a pas de comparaison».
En effet, comme l’ont récemment montré la Canadienne Sarah Jamie Lewis et deux autres spécialistes de sécurité informatique, le système de «brassage» des votes utilisé par La Poste pour protéger la sphère privée des votants n’est pas sans faille.
Hernani Marques prévient que ceci pourrait déboucher sur des fraudes électorales ou des campagnes mensongères à grande échelle. Certes, ces scénarios sont aussi possibles avec le système actuel, basé sur le papier, mais le vote électronique leur donnerait une toute autre ampleur.
Fraude ou pas fraude?
Et le scénario apocalyptique de l’ingérence électorale massive n’est pas la seule chose qui inquiète les adversaires de l’e-voting. Il aurait d’autres effets indésirables sur la démocratie: la complexité des processus, incompréhensibles pour certains électeurs, les effets sur le taux de participation (qui n’augmente pas, affirme Nicolas A.Rimoldi) et des coûts plus élevés, à supporter par le contribuable.
Mais rien de cela ne semble vraiment inquiéter les autorités suisses. Réagissant à la découverte récente de la faille informatique, le gouvernement a pressé La Poste de la corriger, tout en soulignant que les résultats du test de piratage ne signifiaient pas que l’ensemble du système était défaillant et que le problème était simplement de détecter si oui ou non une manipulation avait eu lieu.
Le gouvernement va donc continuer à promouvoir le vote électronique, notamment pour stimuler la participation. Il répond ainsi au vœu de l’Organisation des Suisses de l’étranger (OSE), qui a déposé à la fin de l’an dernier une pétition dans ce sens, munie de 11’500 signatures.
Un combat pour la démocratie
Et la suite? Jusqu’à maintenant, La Poste se dit confiante sur la possibilité de résoudre les problèmes qui ont été détectés et de pouvoir proposer le nouveau système de vote électronique aux cantons qui le souhaiteront. Mais il faudra attendre la prise de position officielle pour en savoir plus.
Une chose est pourtant certaine: au stade actuel, avec la découverte des deux failles de sécurité, le système de La Poste ne répond pas aux exigences pour obtenir l’autorisation de la Confédération, comme l’a confirmé à l’agence de presse ats le porte-parole de la Chancellerie fédérale René Lenzin.
Les opposants, de leur côté, ont jusqu’à septembre 2020 pour réunir les 100’000 signatures nécessaires à ce que la question soit posée lors d’un vote national. Y arriveront-ils? Dans les conditions actuelles, cela semble difficile – les sondages ont montré que les Suisses sont (jusqu’à maintenant) largement favorables au vote électronique. Mais c’était avant la découverte des failles et sa couverture par les médias.
Quant à la démocratie, elle est ici sur le devant de la scène. Ceux qui veulent pousser le vote électronique comme ceux qui s’y opposent sont persuadés de le faire pour le bien de la démocratie. Ainsi, le vote électronique devient un sujet beaucoup plus chaud que ce que ses premiers promoteurs avaient imaginé.
(Traduction de l’anglais: Marc-André Miserez)
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