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Pourquoi un ministre qatari controversé préside la conférence de l’ONU sur le travail

Ali bin Samikh Al Marri
L’élection s’est déroulée, fort à propos, dans la salle XIX du Palais des Nations: une luxueuse salle de conférence que les diplomates appellent aussi parfois «salle du Qatar». Le petit État du Golfe a financé sa rénovation en 2019 pour 20 millions de francs. © Keystone / Pierre Albouy

Le ministre qatari du Travail, cité dans l’affaire du «Qatargate» au Parlement européen, pilote à Genève la conférence onusienne chargée de faire progresser les conditions de travail dans le monde.

Le ministre du Travail du Qatar, Ali bin Samikh Al Marri, a été élu lundi pour présider la Conférence internationale du travail (CIT), qui se tient jusqu’au 16 juin à Genève. L’événement annuel phare de l’Organisation internationale du travail (OIT) – l’agence des Nations unies chargée de protéger les droits des travailleurs – réunit des représentants et représentantes des gouvernements, des employeurs et des employés afin de faire progresser les normes mondiales du travail.

L’élection s’est déroulée, fort à propos, dans la salle XIX du Palais des Nations à Genève: une luxueuse salle de conférence tapissée de bois que les diplomates appellent aussi parfois «salle du Qatar». Car le petit État du Golfe a financé sa rénovation en 2019 pour un prix de 20 millions de francs.

Comme c’est traditionnellement le cas à la CIT, Ali bin Samikh Al Marri a été élu par consensus. Cela signifie que personne ne s’est opposé à sa nomination et qu’il n’y a donc pas eu de vote. Ce choix était pourtant très controversé.

Le rôle du président est essentiellement honorifique et organisationnel. Mais il offre une importante visibilité sur la scène internationale. Ses principales tâches consistent à diriger les débats, à maintenir l’ordre et à veiller à ce que les questions traitées fassent l’objet d’un consensus.

Bien qu’il n’ait été ni inculpé ni accusé d’un quelconque acte répréhensible, le nom du ministre qatari apparaît dans l’enquête de la justice belge sur le scandale du «Qatargate», une affaire de corruption présumée au sein du Parlement européen. Plusieurs députés et députées européens sont soupçonnés d’avoir accepté des fonds de Doha pour faire l’éloge du gouvernement qatari et minimiser ses violations des droits des travailleurs avant la Coupe du monde de football de 2022.

Le Qatar est régulièrement critiqué par les organisations de défense des droits humains pour le traitement qu’il réserve aux travailleurs migrants. Selon une enquête du GuardianLien externe, plus de 6500 d’entre eux ont trouvé la mort au Qatar depuis 2010.

Ali bin Samikh Al Marri était vice-président de la conférence l’année dernière, avant l’éclatement du «Qatargate», et a donc été désigné – comme le veut la coutume – par les États membres pour la présidence de cette année. Le secrétariat de l’OIT indique lui n’être «d’aucune manière impliqué dans le processus d’élection du président».

Ces dernières semaines, plusieurs syndicats et groupes de défense des droits humains et des travailleurs avaient toutefois exprimé leur inquiétude quant à sa nomination. Ils craignaient qu’une présidence qatarie ne porte un coup à la crédibilité et à la réputation de l’organisation. Certains d’entre eux espéraient que le Groupe des travailleurs de l’OIT – la branche exécutive représentant les intérêts des employés au niveau mondial – s’opposerait à l’élection du ministre qatari et appellerait à un vote.

«Le Qatar reste un État profondément autoritaire dont le système de travail continue de faciliter les types d’abus que l’OIT est chargée d’éradiquer, ont écrit les dirigeants de FairSquare, une ONG basée au Royaume-Uni, dans un courriel adressé à la Confédération syndicale internationale (CSI) le 2 juin. Nous vous encourageons, en tant que dirigeants de la plus grande organisation syndicale mondiale, à mobiliser les membres du Groupe des travailleurs de l’OIT et à les inviter à demander un vote.»

Mais le Groupe des travailleurs a finalement décidé de ne pas s’opposer à la présidence du Qatar. Sa porte-parole a simplement noté que certains syndicats avaient exprimé de «sérieux doutes» quant à la volonté de Doha d’améliorer le sort des travailleurs migrants après la Coupe du monde. Elle a ajouté qu’après des consultations avec le Qatar menées sous l’égide de l’OIT, une «compréhension commune» de la nécessité d’accélérer les réformes avait été atteinte.

Un timing délicat

Cette présidence qatarie intervient à un moment délicat pour l’OIT. En mars, le New York TimesLien externe publiait un article reprochant à l’organisation d’avoir minimisé les abus contre les travailleurs au Qatar pendant la période précédant la Coupe du monde, en raison du lobbying de Doha. Les déclarations positives de l’OIT avaient été reprises par des députés et députées européens, dont certains sont devenus par la suite des suspects dans l’affaire du «Qatargate».

L’OIT est une organisation puissante qui peut enquêter sur les gouvernements et dénoncer leurs abus. En 2014, des travailleurs avaient déposé auprès de celle-ci une plainte contre le Qatar au motif qu’il violait les conventions relatives au travail forcé et à l’inspection du travail.

Le système dit de la «kafala», qui lie les travailleurs migrants à leurs employeurs, était au cœur des préoccupations. Les activistes affirment que cette pratique rend les travailleurs vulnérables au travail forcé et à d’autres formes d’exploitation et d’abus. Le Qatar a depuis démantelé ce système, mais les ONG affirment que des problèmes subsistent.

En 2017, plutôt que de créer une Commission d’enquête, l’OIT avait décidé de classer la plainte. Elle avait alors préféré s’engager dans un «programme de coopération technique» de trois ans avec le Qatar afin de renforcer sa réglementation nationale en conformité avec les normes internationales.

Dans le cadre de cet accord, le Qatar a versé une contribution de 25 millions de dollars permettant de financer le bureau de l’OIT à Doha – un montant inhabituellement élevé et qui n’avait pas été annoncé publiquement au moment de la conclusion de l’accord. Cela a conduit certaines voix critiques à remettre en question l’indépendance de l’OIT, mais celle-ci affirmeLien externe que cet accord n’a rien d’inhabituel.

Depuis lors, les conditions de travail au Qatar se sont améliorées. Doha a fixé un salaire minimum et affirme que les travailleurs migrants peuvent changer d’emploi sans l’autorisation de leur employeur. Mais ils ne peuvent toujours pas adhérer à ou former des syndicats. Au cours des cinq dernières années, le Qatar n’a pas ratifié une seule convention de l’OIT. À titre de comparaison, son voisin, l’Arabie saoudite, en a ratifié trois. Selon les groupes de défense des droits humains et des travailleurs, les travailleurs sont toujours victimes d’abus dans le pays.

Ce n’est pas la première fois que l’influence du Qatar sur les organisations basées à Genève est pointée du doigt. L’année dernière, swissinfo.ch révélait comment Doha a lancé, avant la Coupe du monde, une opération soigneusement élaborée visant à promouvoir une image positive du Qatar dans le monde entier par le biais d’organisations que le pays avait mises en place dans la ville suisse.

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin

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