Abdou Diouf, la Francophonie contre un monde unipolaire
Secrétaire général de la Francophonie depuis huit ans, l’ancien président du Sénégal, Abdou Diouf, sera peut-être réélu pour un 3e mandat lors du Sommet de Montreux. Il a accepté de se prêter aux questions de swissinfo.
Un grand hôtel de Genève. Dans sa suite qui domine la ville, Abdou Diouf nous accueille, chaleureux et souriant, et commence par se remémorer un voyage qu’il avait fait en Suisse grâce à la Fondation Pro Helvetia…
«C’était en 1960, avant que je termine mes études pour rentrer au Sénégal. C’était la période de Pâques, on a fait ça en voiture. On est allé de ville en ville, Zurich, Lausanne, Neuchâtel, Lucerne, Saint-Gall… J’ai même assisté à une Landsgemeinde dans un de ces petits cantons, Appenzell, je crois», dit-il.
swissinfo.ch: La Suisse, pays quadrilingue et majoritairement germanique… Les germanophones et les italophones de ce pays ont-ils une raison de se sentir concernés par la tenue du Sommet de Montreux? Ce n’est guère le cas pour le moment.
Abdou Diouf: Ah bon? Je pensais que toute la Suisse était enthousiaste de recevoir la Francophonie! N’oubliez pas que la Francophonie, son cheval de bataille, c’est la diversité linguistique…
Et il faut se rappeler que c’est l’Etat suisse qui est membre de la Francophonie, donc l’ensemble du peuple suisse. Il y a d’autres exemples de ce genre: le Canada est majoritairement anglophone, mais c’est le pays dans son ensemble qui est membre de la Francophonie.
En tout cas, j’ai rencontré votre présidente, Madame Leuthard, aux JO de Vancouver. Elle a notamment participé à l’événement francophone que j’ai organisé… Et elle semblait tout à fait consciente d’être chef d’un Etat membre de la Francophonie!
swissinfo.ch: La Suisse, en tant que pays-hôte, a proposé les thématiques du Sommet de Montreux. En souhaitant aborder la question de la gouvernance et de la démocratie, le développement durable, la langue française, ne ratisse-t-on pas trop large?
A.D.: Je ne crois pas, cela s’accorde tout à fait avec les missions de la Francophonie.
swissinfo.ch: Effectivement, en 40 ans, les tâches de l’OIF se sont élargies. De linguistiques et culturelles, elles sont devenues aussi politiques, et écologiques maintenant. «Qui trop embrasse mal étreint», dit le proverbe…
A.D.: Quand le Commonwealth se réunit en sommet, il ne parle pas de la langue anglaise. Bon, il n’a pas besoin d’en parler, me direz-vous!
Si les chefs d’Etat et de gouvernement de l’OIF ont estimé utiles de se réunir en sommet depuis 1986, et de se doter d’un secrétaire général politique depuis 1997 à Hanoï, c’est parce qu’ils pensaient qu’il fallait aller plus loin que la langue et la culture, et s’intéresser aux grands enjeux du monde à travers les valeurs que nous défendons.
C’était un choix. Ou bien on restait dans une coopération purement technique et culturelle, ou bien on allait plus loin, en embrassant aussi les champs du politique, comme une communauté humaine responsable, qui veut que sa vision du monde existe, pour éviter que le monde ne soit un monde unipolaire, avec une sorte d’hégémonie. Non seulement de la langue, mais de la pensée.
Et je crois que la Francophonie est entendue. Ce n’est pas pour rien que le premier ministre canadien a demandé aux secrétaires-généraux du Commonwealth et de la Francophonie de le rencontrer pour discuter de leurs préoccupations avant la réunion du G-20 (Ndlr: qui a eu lieu du 25 au 27 juin).
swissinfo.ch: Que manque-t-il à l’OIF pour que le grand public prenne conscience que la Francophonie est, comme le Commonwealth, une organisation prioritairement politique? Serait-ce un problème lié à la genèse différente des deux institutions?
A.D.: Le Commonwealth est issu de la décolonisation: c’est l’Angleterre avec ses anciennes colonies. La Francophonie résulte du volontarisme d’hommes surtout issus de pays du Sud , à travers la volonté exprimée à l’origine par les quatre pères fondateurs, quatre chefs d’Etat de pays du Sud. Au vu de ce volontarisme, nous avons donc même une plus grande légitimité à embrasser le politique, puisque nous, nous avons voulu faire une communauté, qui n’est donc pas seulement un héritage.
Preuve que la Francophonie repose vraiment sur le volontarisme, c’est qu’on y trouve même des Etats qui n’ont jamais été colonisés par la France: le Canada n’était pas issu d’une décolonisation française, ni la Belgique, ni le Luxembourg, ni Monaco, ni Andorre…. Sans compter maintenant les pays d’Europe centrale et orientale. Et il y a même des Etats issus de la colonisation anglaise qui nous ont rejoints, comme certains Etats de l’Océan indien.
swissinfo.ch: A la tête de la Francophonie, il y a eu d’abord Boutros Boutros-Ghali, ancien secrétaire général de l’ONU, puis vous-même, ancien président du Sénégal. A Montreux, vous serez peut-être élu pour un 3e mandat. N’y a-t-il pas un danger que ce poste soit perçu comme un fauteuil doré pour anciens ténors de la politique?
A.D.: A l’origine, je n’ai pas souhaité occuper ce poste: on m’a demandé de l’occuper. Et on continue de me le demander. Ma vocation, c’est de servir. Que ce soit comme grand commis de l’Etat, premier ministre, président ou secrétaire-général, je me suis toujours considéré comme serviteur – d’ailleurs, l’étymologie du mot ministre, c’est le service. Si les peuples de la Francophonie me demandent de continuer à les servir, je n’ai pas le droit de refuser.
Le risque que vous énoncez existe peut-être… Si on me disait demain qu’il y a telle personne qui n’a pas l’inconvénient, elle, d’avoir occupé des palais, je dirais: choisissez qui vous voulez! Mais si on me fait confiance, c’est qu’on estime que je suis utile. Et moi, j’accepte de servir.
Bernard Léchot, Genève, swissinfo.ch
AOF.Abdou Diouf naît en 1935 à Louga. Le Sénégal fait alors partie de l’Afrique occidentale française (AOF).
Droit. Scolarité à Saint-Louis, études de droit à Dakar, puis à Paris. Il obtient le brevet de l’Ecole Nationale de la France d’Outre-mer.
Carrière. L’indépendance du Sénégal est effective en 1960. Devenu haut fonctionnaire à 25 ans, Abdou Diouf devient directeur de cabinet du président Léopold Sédar Senghor en 1963, secrétaire général de la présidence en 64, ministre du Plan de l’industrie de 68 à 70, premier ministre en 1970.
19 ans de présidence. Suite à la démission de L.S. Senghor en janvier 1981, il assume à la demande de celui-ci les fonctions de président de la République en attendant de nouvelles élections deux ans plus tard. En tant que candidat socialiste, il est élu en 1983, et reconduit dans ses fonctions lors des élections de 1988 et de 1993.
Ouverture. Volonté d’approfondissement de la démocratie voulue par Senghor, libéralisation progressive de l’économie, décentralisation, ouverture au multipartisme, laïcité, ont marqué ses mandats.
Wade. Abdou Diouf est battu au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2000, et laisse sa place à Abdoulaye Wade.
OIF. En 2002, il succède à l’Egyptien Boutros Boutros-Ghali comme secrétaire général de la Francophonie (OIF). Il est reconduit à l’unanimité à ce poste lors du XIe Sommet de la Francophonie à Bucarest en 2006.
Quatre ans. L’élection a lieu tous les quatre ans.
Soutiens. Le Québec, puis la France, se sont déjà déclarés favorables à un 3e mandat d’Abdou Diouf.
Calixhte Beyala. D’autres candidats? On sait que l’écrivaine franco-camerounaise Calixthe Beyala, a annoncé sa candidature.
Pères fondateurs. C’est le 20 mars 1970, il y a 40 ans, qu’a été signée à Niamey, par 21 pays, la Charte créant l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT). L’initiative revient au président sénégalais Léopold Sédar Senghor, à ses homologues tunisien Habib Bourguiba et nigérien Hamani Diori, ainsi qu’au Prince Norodom Sihanouk du Cambodge.
Chiffres. Aujourd’hui, l’OIF regroupe 70 États et gouvernements (dont 14 observateurs) répartis sur les cinq continents.
Montreux. La Suisse, membre de l’OIF depuis 1989, accueille cette année le 13e sommet de la Francophonie. Il se tiendra du 20 au 24 octobre 2010 à Montreux, dans le canton de Vaud.
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