Les entreprises, des acteurs politiques comme les autres?
L’initiative «Pro Service public», soumise au vote le 5 juin, a la particularité d’avoir été lancée par une entreprise privée. Certains opposants dénoncent l’aspect peu démocratique d’une telle démarche. Les spécialistes de la démocratie contactés par swissinfo.ch ont une position plus nuancée.
L’initiative «Pro Service public» a été lancée par les magazines de défense des consommateurs des différentes régions linguistiques. C’est un fait peu habituel, car les initiatives populaires sont généralement portées par des partis politiques ou des associations. Si la démarche n’est pas courante, ce n’est pas pour autant une première dans l’histoire politique suisse. Il y a plus de vingt ans, le grand distributeur Denner avait également lancé et défendu plusieurs initiatives.
Mais cette utilisation des outils de démocratie directe par des entreprises privées ne plaît pas à tout le monde. C’est le cas du député socialiste Roger NordmannLien externe. «C’est discutable, car cette initiative n’a aucun ancrage démocratique, dénonce-t-il. Il n’y a aucune requête d’équilibre démocratique au sein du comité d’initiative. Normalement, quand une association ou un parti lancent une initiative, il y a une discussion, une assemblée générale, etc. Dans le cas présent, rien… Ils décident tout seuls dans un bureau. C’est un peu étrange comme fonctionnement!»
«Normalement, les associations ou les partis qui lancent des initiatives ont un certain nombre de membres qui donnent une certaine légitimation démocratique à l’élaboration du texte, poursuit le député. Dans le cas de Pro Service public, le problème est qu’on ne sait pas exactement quels sont les intérêts et l’agenda de ces magazines. Si des importateurs d’automobiles lancent une initiative pour construire plus de routes, au moins c’est clair.»
Plus une hypothèque qu’un bonus
Les observateurs de la démocratie directe relativisent le problème. «Certes, nous sommes plus habitués à voir des partis ou des associations lancer des initiatives. Mais si l’idée est bonne et que le peuple la cautionne, il n’y a sincèrement rien de choquant», estime Pascal SciariniLien externe, politologue de l’Université de Genève.
Pour Andreas GrossLien externe, ancien député socialiste et auteur de plusieurs ouvrages sur la vie politique suisse, les entreprises disposent des mêmes droits que les autres. «Les entreprises sont constituées d’un nombre déterminé de personnes qui peuvent lancer une initiative comme n’importe quel autre groupe de gens, dit-il. Evidemment, avec des initiatives lancées par une entreprise, on pense immédiatement à des intérêts particuliers, mais il s’agit surtout d’un handicap. Dans les années 1980 et 1990, le nom de Denner était plus une hypothèque qu’un bonus pour une initiative. C’est pourquoi ces initiatives d’entreprises sont plutôt rares.»
Rédacteur en chef de people2powerLien externe, une plateforme sur la démocratie directe hébergée par swissinfo.ch, Bruno Kaufmann partage ces avis. «Je ne vois en principe pas de problème, parce qu’on est alors transparent sur qui se ‘cache’ derrière le comité d’initiative et également parce qu’il y a finalement aussi dans les entreprises des citoyens qui s’intéressent et veulent participer aux questions publiques en raison de leurs intérêts ‘économiques’.»
Bruno Kaufmann émet cependant une réserve. «En Suisse, il n’y a pas d’exigence de transparence en matière de financement dans la politique en général et dans les campagnes de votation en particulier. Cela empêche le public de comprendre exactement ce que quelqu’un veut faire avec une initiative», dit-il.
Initiatives Denner
Fondé à la fin du 19e siècle, Denner a longtemps été le 3e distributeur suisse, derrière les géants Migros et Coop.
De 1951 à 1998, Denner a été dirigé par Karl Schweri, qui a fait de son groupe le précurseur du commerce de détail à prix cassés en Suisse.
Au plan politique, Karl Schweri a lancé six initiatives populaires fédérales entre 1972 et 2000, notamment pour baisser les coûts de la santé, encourager la création de logement, lutter contre les cartels ou encore accélérer les procédures de démocratie directe. Toutes ont été sèchement refusées.
Ses quatre référendums ont en revanche été acceptés, notamment celui qui avait attaqué en 1968 la loi fédérale sur l’imposition du tabac.
Depuis 2007, Denner est passé aux mains de la Migros.
Pas un motif d’exclusion
Mais au fait, pourquoi une entreprise serait-elle moins démocratique qu’une association qui finalement ne représente que ses membres et pas l’ensemble de la population?
«En matière d’accès aux droits populaires, je ne ferais pas de différence entre organisations à but lucratif et à but non lucratif, répond Bruno Kaufmann. La représentativité n’est pas une valeur mécanique, mais une conséquence de la concomitance d’intérêts divers. Le droit d’initiative et de référendum est à la disposition de tous les citoyens, indépendamment de la forme avec laquelle ils s’organisent et souhaitent être représentés. Et au final, les citoyens qui sont dans les comités d’initiative et référendaires sont juridiquement des citoyens bénéficiant de ces droits.»
«Ce qui est déterminant, ce n’est pas la représentativité, mais à quel point une position correspond à l’intérêt général, estime pour sa part Andreas Gross. Par ailleurs, tous les groupes représentent des intérêts particuliers qu’ils entendent défendre au niveau politique, qu’il s’agisse de grands distributeurs, de défenseurs des consommateurs ou encore d’organisations écologistes, même si leur forme d’association est différente.»
«Ce qui les différencie peut-être, c’est la mesure dans laquelle leurs intérêts propres correspondent à l’intérêt commun, poursuit-il. Mais il s’agit là d’une question d’appréciation qui est subjective et qui ne peut donc pas être un motif d’exclusion.»
Limitation de fait
Les entreprises pourraient-elles à l’avenir utiliser plus fréquemment les outils de la démocratie directe? Ce n’est pas exclu. «Toutes les grandes associations – par exemple economiesuisse – ont de plus en plus de difficultés à fédérer les intérêts de leurs membres. Du coup, ceux-ci ont tendance à faire cavalier seul. Reste cependant à voir si ces entreprises sont capables de récolter les signatures nécessaires. Jusqu’à présent, seuls les partis ou les associations en avaient les moyens (personnel, ressources, structures)», indique Pascal Sciarini.
Bruno Kaufmann voit lui aussi une limitation de fait. «Je ne crois pas à une multiplication de ces initiatives, parce qu’il n’est pas très facile, du moins sur la scène fédérale, de récolter assez de signatures, surtout si l’habitude de le faire manque et si beaucoup de citoyens se montrent plutôt sceptiques, voire hostiles par rapport à l’utilisation des droits populaires par des entreprises.»
Andreas Gross doute lui aussi d’une telle évolution. «On pourrait même imaginer le lancement d’une initiative par un groupe d’entreprises. Mais cela semble plutôt improbable, car ces gens disposent de canaux plus efficaces pour se faire entendre du gouvernement, du parlement et de l’administration. De tels entrepreneurs ont suffisamment de pouvoir et devraient par conséquent à l’avenir aussi avoir assez peu recours à l’initiative populaire.»
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