Le long chemin des Suisses de l’étranger vers la citoyenneté de première classe
Le droit de vote pour les expatriés helvétiques est un des gros dossiers de l’histoire politique suisse: les Suisses de l’étranger peuvent voter et élire depuis 1977 seulement. Les critiques exigent des restrictions dans le temps, voire même sur le contenu. Ce serait une ingérence dans les droits fondamentaux, rétorque une spécialiste.
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On oublie si vite: jusqu’au 20e siècle, la Suisse était un pays d’émigration classique. Les deux guerres mondiales et les crises économiques ont poussé de nombreux Suisses à tenter leur chance ailleurs. Quelle que soit leur destination, Europe, Amériques, Russie, Australie ou Asie, ils renonçaient à un lien important avec la Suisse: leur droit de vote et d’élection.
Cette situation reposait sur le principe de résidence: seuls les Suisses qui vivaient en Suisse pouvaient voter et élire. Elle a perduré jusqu’en 1975, respectivement 1977. À titre de comparaison: les femmes ont obtenu le droit de vote en Suisse en 1971.
Comme le souligne Nadja Braun Binder, il y a cependant eu de nombreuses tentatives afin d’accorder le droit de vote et d’élection aux Suisses de l’étranger. Pourtant, pendant plus d’un siècle, ils étaient considérés comme des citoyens de seconde zone selon la Professeure assistante de droit public et de démocratie européenne au Centre pour la démocratie d’Aarau (ZDA).
Le revirement a été initié en 1966 avec l’article constitutionnel concernant les Suisses de l’étranger. Il s’agissait de la base nécessaire à la Confédération pour leur accorder des droits politiques. Mais il faudra encore attendre quelques années avant qu’ils ne se concrétisent.
En 1971, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) énumère des arguments pour et contre l’extension des droits politiques à la Cinquième Suisse.
Parmi les arguments pour:
- Le droit de vote et d’élection contribue au débat sur les événements politiques en Suisse et renforce le lien avec la patrie.
- Les Suisses de l’étranger ne devraient plus se sentir comme des «citoyens de seconde classe».
- Ceux qui s’installent à l’étranger pour une courte durée, par exemple les scientifiques, les étudiants, les techniciens, le personnel d’entreprises ou les travailleurs humanitaires devraient pouvoir conserver ce lien avec la Suisse.
- De nombreux projets politiques touchent aussi les préoccupations des Suisses de l’étranger.
- Il est dérangeant pour les expatriés helvétiques qui viennent faire leur service militaire en Suisse de ne pas pouvoir voter, même à ce moment-là.
- Enfin, l’introduction du droit de vote pour les Suisses de l’étranger n’apporterait pas de changement politique.
En 2006 (derniers chiffres disponibles), 93 pays accordaient à leurs citoyens le droit de vote depuis l’étranger. La plupart se trouvent en Europe (36) et en Afrique (21). L’étendue de ce droit diffère selon les pays.
Illimité: Autriche (à condition de s’enregistrer tous les dix ans), France, Portugal, Espagne, Etats-Unis, Inde (à l’exception des double nationaux).
Contenu limité: Italie: droit de vote pour les élections législatives dans les pays à représentation diplomatique. Pays-Bas: pour les élections à la Chambre des représentants et au Parlement européen.
Limité dans le temps: Canada: pendant 5 ans (avec exceptions). Suède: 10 ans. Grande-Bretagne: 15 ans. Allemagne: 25 ans.
Vote obligatoire: Belgique: enregistrement volontaire, mais après, obligation de voter. Brésil: s’applique aux citoyens à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Interdiction: Irlande. (à l’exception du personnel de l’armée et des diplomates).
Parmi les arguments contre:
- L’introduction du droit de vote et d’élection pour les Suisses de l’étranger entre en contradiction avec le principe de résidence valable jusqu’ici.
- La distance complique la compréhension de la situation politique en Suisse. Les projets soumis à votation et les candidats aux élections ne seraient pas assez connus.
Le pour l’emporte
Lors du débat parlementaire, personne ne conteste cette innovation, rappelle Nadja Braun Binder. Le Conseil national et le Conseil des Etats approuvent la nouvelle loi en 1975. Elle entre finalement en vigueur en 1977.
Mais au départ, les expatriés ne peuvent voter et élire que sur le territoire suisse. Ils doivent venir chercher le matériel de vote au bureau de leur commune, où ils peuvent voter immédiatement après.
Ce n’est que depuis 1992 qu’ils peuvent voter et élire par correspondance. Enfin depuis 2014, huit cantons proposent à leurs citoyens qui vivent à l’étranger le vote électronique, pour autant qu’ils se soient inscrits au préalable.
Sans ou avec conditions
La Suisse ne pose qu’une condition à l’exercice des droits politiques depuis l’étranger: les citoyens doivent s’enregistrer auprès d’un canton. Elle se distingue en cela de certains pays qui exigent, rappelle l’experte, un séjour minimum à l’étranger. Ces Etats comptent ainsi faire des économies de charges administratives.
D’autres inversent la situation en limitant le droit de vote et dans le temps. Par exemple le Canada accorde ce droit pendant cinq ans, ou l’Allemagne durant 25 ans. L’idée derrière cette «date de péremption» est que passé un certain délai à l’étranger, l’individu perd le lien avec son pays d’origine.
Toutefois, cet argument ne tient pas compte de la répartition géographique, car le temps passé à l’étranger n’est pas une indication suffisante pour évaluer la qualité du lien à la patrie, affirme Nadja Braun Binder. Les expatriés qui vivent dans un pays voisin peuvent conserver une connexion étroite avec leur pays d’origine durant toute leur vie. Par contre, ceux qui habitent dans des zones géographiquement et culturellement éloignées pourraient, selon les circonstances, relâcher plus rapidement les liens.
Les expatriés qui vivent dans un pays voisin peuvent conserver une connexion étroite avec leur pays d’origine durant toute leur vie.
Pas tout le temps, pas sur tout
Certaines voix en Suisses exigent une réduction des droits politiques pour les Suisses de l’étranger non seulement dans le temps, mais aussi sur le fond.
Elles aimeraient leur interdire de s’exprimer sur les objets qui concernent uniquement les affaires intérieures. Il s’agirait par exemple de la Troisième réforme de l’imposition des entreprises, refusée en février 2017, qui voulait faciliter l’imposition des entreprises et sociétés étrangères établies en Suisse.
Comme la limitation temporelle, cette limitation liée au contenu serait difficilement compatible avec le principe de la liberté d’élire et de voter garantie par la Constitution. Selon l’experte en droit, la même chose vaut pour une autre restriction, qui a déjà été proposée: la pondération de la force électorale des votants en Suisse en fonction des montants versés aux impôts. Une telle pondération selon le principe «poids du vote selon poids fiscal» serait également contraire à la liberté de voter.
(Traduction de l’allemand: Lucie Cuttat)
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