La Grèce, ni seule endettée, ni seule cible des marchés
Grève générale, manifestations, violences, les Grecs ont dit mercredi leur refus de la cure d’austérité imposée en contrepartie des milliards de l’étranger. Pour l’économiste Paul Dembinski, le pays a été «poussé dans l’escalier» par les marchés financiers, dans un contexte d’endettement généralisé.
La Grèce a vécu mercredi sa troisième grève générale depuis février, organisée par les syndicats. Dans la rue, des dizaines de milliers de Grecs ont manifesté contre les nouvelles mesures de rigueur négociées par leur gouvernement en contrepartie du «plan de sauvetage» de 110 milliards d’euros sur trois ans, versés par la zone euro et le FMI.
Cette journée de quasi-paralysie a fait trois morts dans l’incendie d’une banque provoqué par un cocktail molotov, et plusieurs blessés durant les manifestations…
swissinfo.ch: La dette d’un pays, la dette de la Grèce, au fond, c’est quoi?
Paul Dembinski: Il y a pas mal de malentendus. On peut regarder un pays à travers les acteurs qui le composent. On aura la dette des administrations publiques, la dette des ménages, la dette des entreprises.
Une autre manière de voir, c’est de considérer le pays comme un ensemble. On regarde si tous les acteurs confondus de ce pays sont endettés par rapport à l’extérieur.
Ces deux lectures sont totalement différentes. On peut avoir une dette interne très importante, sans qu’il y ait nécessairement un endettement externe. Le problème de la Grèce, sur lequel on se focalise avant tout, c’est l’endettement du gouvernement. Donc des administrations publiques.
Cet endettement a été essentiellement financé par l’émission d’obligations, dont une part importante est détenue par des acteurs externes et qui circule donc sur les marchés internationaux.
swissinfo.ch: Quelles sont les causes de cette dette?
P.D.: Ce sont les mêmes qui expliquent l’endettement jusqu’au cou d’un peu tous les gouvernements, à part le gouvernement fédéral suisse.
Depuis une vingtaine d’années, la ligne générale a été de ne pas augmenter les impôts, ou en tout cas de se montrer très prudent dans leur augmentation (VOIR AUDIOS), et d’avoir beaucoup de difficultés à contenir les dépenses, notamment à dimension sociale. Des dépenses qui relèvent aussi de certaines urgences sociales.
Je ne connais pas la composition précise de la dette grecque, mais je soupçonne qu’une bonne partie de cette dette a servi à financer des prestations sociales, parce que des gens sont largués, parce que des gens ont besoin d’aide, parce que le marché du travail n’englobe pas tout le monde, parce que…
Autrement dit – c’est pour moi très important – la dette n’est pas seulement l’effet de la mauvaise gestion, elle peut aussi traduire une tension sociale à laquelle on remédie par des dépenses.
swissinfo.ch: Les craintes de contagion de la crise grecque à d’autres pays comme le Portugal ou l’Espagne sont-elles justifiées sur le plan économique?
P.D.: Les marchés financiers cherchent toujours une victime. C’est-à-dire qu’ils cherchent à générer de la volatilité, sur laquelle ils gagnent leur diamant quotidien. Viscéralement, le marché cherche des failles. Il cherche à créer des mouvements sur lesquels certains surfent et d’autres plongent.
On a réussi à faire vibrer la corne grecque. Je ne suis pas convaincu qu’il y ait eu des raisons fondamentales à cela d’ailleurs. Maintenant, ayant assez bien réussi avec la Grèce, on porte le faisceau des préoccupations sur le Portugal, sur l’Espagne. Mais je ne vois pas d’urgence.
D’abord, la Grèce, le Portugal, l’Espagne sont membres de l’euro. L’Europe joue sa survie, elle ne peut pas se permettre de faillir avec un petit pays. Avec l’Allemagne, il y aurait peut-être un problème de moyens. Pas avec la Grèce et le Portugal, ni même avec l’Espagne. La question n’est donc pas là.
La question, ce sont les instruments très rémunérateurs des acteurs sur les marchés qui parient sur la chute de certains [pays] tout en essayant de les pousser dans les escaliers. Ce n’est pas seulement un pari sur la chute, c’est le fait que ces pays sont poussés dans les escaliers.
swissinfo.ch: Autrement dit, du point de vue de leur santé financière, l’Espagne ou le Portugal ne vont pas tomber si on ne les pousse pas…
P.D.: Face à la montagne de la dette globale [externe et interne] de la zone euro mais aussi des Etats-Unis – le pays endetté par excellence – on se pose la question des sorties possibles. Il existe trois solutions possibles dans un monde stable. L’inflation d’abord, qui dissout de la dette. C’est très bon pour soulager le fardeau.
Il y a ensuite la solution par laquelle sont en train de passer des pays comme l’Argentine: une restructuration de la dette. C’est-à-dire qu’on fait défaut sur une partie de la dette, qui est trop lourde. Troisième solution: une récession économique.
La montagne de la dette est impressionnante, mais pas plus pour la Grèce et pour l’Espagne que pour l’ensemble des pays de l’OCDE. Comment en sortir? Cette question me préoccupe.
swissinfo.ch: Mais y a-t-il une alternative à la dette?
P.D.: L’inflation. Pendant les quinze dernières années, on a été enserrés dans un carcan d’orthodoxie monétaire, dans l’intérêt surtout des créanciers, histoire de préserver la valeur de la monnaie dans laquelle on prête. Mais historiquement, on a souvent fonctionné en dissolvant une partie de l’endettement par une petite inflation.
N’oublions pas que le paquet européen en faveur de la Grèce sert non pas à aider la Grèce à proprement parler, mais à rassurer les créanciers sur la capacité du pays à payer ses dettes. La préoccupation numéro un n’est pas de savoir si la Grèce est en train de se restructurer mais si elle a des liquidités.
swissinfo.ch: Pour la Grèce, on a fait le choix de la récession…
P.D.: On est en train de lui imposer quelque chose qui risque fort de devenir une récession.
swissinfo.ch: Quel est votre avis sur ce plan d’aide?
P.D.: Je suis assez consterné par la manière dont on le vend, en France et en Allemagne notamment. On dit que c’est une bonne affaire pour les contribuables français, allemands et autres, parce qu’on emprunte à deux et on prête à cinq à la Grèce. Si c’est cela la solidarité à l’intérieur d’une zone…
Quand quelqu’un est dans la mélasse, on devrait lui tendre la main plutôt que de dire qu’on fait une bonne affaire sur son dos. C’est peut-être nécessaire face à l’opinion publique, je ne suis pas en mesure de juger, mais c’est tout de même assez consternant.
Ceci dit, je ne vois pas bien ce que l’Europe pourrait faire d’autre que mettre un gyrophare et brancher des conduites.
On aurait pu imaginer de demander à la Grèce de faire défaut sur la moitié de sa dette. Cela aurait été pour la pomme des créanciers, cela aurait semé la panique sur les marchés. Mais les créanciers ont pris un risque, ils auraient perdu la moitié, c’est le jeu. La question que je me pose est: a-t-on envisagé ce qui est bon pour le patient ou plutôt ce qui est bon pour le docteur?
swissinfo.ch: Faut-il s’attendre à ce que la rue parvienne à faire entendre ce qui est bon pour le patient?
P.D.: Je ne connais pas suffisamment la Grèce. Mais prenez l’Espagne par exemple. Avec 20% de chômage, cinq millions de personnes touchées, dont un million et demi pour lesquelles toute la famille est au chômage, on observe indiscutablement une tension croissante. C’est le cas en Europe, mais aussi aux Etats-Unis. Je ne pense donc pas que tous ceux qui ont prêté aux différents pays récupéreront leur mise dans le moyen terme. Inévitablement, on va passer par une restructuration de la dette.
Pierre-François Besson, swissinfo.ch
Plan. Les ministres des finances de la zone euro ont approuvé un plan d’aide à la Grèce qui prévoit le versement de 110 milliards d’euros sur trois ans, dont 80 milliards à la charge de la zone euro et le reste à la charge du Fonds monétaire international (FMI).
Pilule. En contrepartie, Athènes a annoncées des mesures d’austérité drastiques dans le but de ramener d’ici la fin 2014 le déficit public du pays de 14% du produit intérieur brut (PIB) sous le seuil européen des 3%.
Bourses. L’Allemagne, principal contributeur européen, s’est engagée à verser 8,4 milliards d’euros. Viennent ensuite la France (6,3 mia), l’Italie (5,5 mia), l’Espagne (3,7 mia), les Pays-Bas (1,8 mia) et la Belgique (1,1 mia).
La Suisse, dont le gouvernement doit encore définir sa position face à la crise grecque, pourrait théoriquement verser 690 millions de francs dans le cadre de sa participation au FMI.
L’argent viendrait des réserves de devises de la Banque nationale suisse qui se trouvent dans un pool au FMI, auquel la Suisse contribue pour 1,6%.
Mais ce chiffre de 690 millions n’est pas certain. Les Etats dont la situation financière est stable pourraient en effet se voir présenter une addition plus salée que ceux qui sont fortement endettés.
SOURCE: ATS
Paul Dembinski est professeur à la faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Fribourg. Il enseigne aussi à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et dirige à Genève l’Observatoire de la finance.
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