«Être neutre ne signifie pas vivre comme un ermite dans la forêt»
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la neutralité suisse est attaquée de toutes parts. Face à la pression internationale, la position de la Confédération est difficilement tenable, estiment l’historien Sacha Zala et la philosophe politique Katja Gentinetta dans notre débat filmé.
Peu après l’invasion russe de l’Ukraine, la Suisse s’est alignée sur les sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie. Malgré les pressions, le pays continue cependant à refuser d’autoriser la réexportation de matériel de guerre helvétique vers l’Ukraine, au nom de sa neutralité.
La philosophe politique Katja Gentinetta estime que la Confédération se trouve face à un dilemme historique. «D’un côté, elle fait partie de l’ONU et accepte donc le droit international, qui condamne les guerres d’agression. De l’autre, elle continue de s’appuyer sur les Conventions de La Haye de 1907, qui ont toujours accepté la guerre», analyse-t-elle.
Ce sont les Conventions de La Haye qui ont établi pour la première fois par écrit les droits et les devoirs des États neutres. En échange de l’inviolabilité de leur territoire, ces derniers doivent notamment rester en dehors des guerres, garantir l’égalité de traitement des belligérants et ne leur fournir ni armes ni troupes.
+ À quel point la Suisse est-elle vraiment neutre?
L’historien Sacha Zala met en évidence la distinction entre le droit de la neutralité et la politique de neutralité. «Le droit de la neutralité est avant tout une question militaire. Il impose très peu de choses au pays neutre, hormis de ne pas faire la guerre. De ce point de vue, la Suisse a été neutre, elle l’est toujours et continuera à l’être», affirme-t-il.
La politique de neutralité, elle, réunit l’ensemble des mesures qu’un État neutre prend pour assurer la prévisibilité et la crédibilité de sa neutralité. Sa mise en œuvre dépend d’une analyse du contexte international du moment. «Cela ne signifie pas que la Suisse ne prend pas position. Au contraire, elle a toujours eu des positions claires. Être neutre n’implique pas d’être comme un ermite dans la forêt qui n’a de contact avec personne, comme certaines personnes l’imaginent», explique Sacha Zala.
>> Comment les parlementaires conçoivent-ils la neutralité?
Neutralité et réexportation d’armes
La question de la réexportation de matériel de guerre vers l’Ukraine se trouve au cœur des débats sur la neutralité helvétique. Des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas font pression depuis des mois pour que la Confédération les autorise à réexporter de l’armement vers l’Ukraine. Le droit de la neutralité ne l’interdit pas. Toutefois, cela n’est plus possible depuis le durcissement de la loi sur l’exportation de matériel de guerre, décidé par le Parlement quelques mois avant l’invasion russe, en septembre 2021.
«Si on n’avait pas renforcé cette loi, il aurait été possible de réexporter des armes vers l’Ukraine, malgré la neutralité», souligne Kantja Gentinetta. Elle estime que les parlementaires ont failli en oubliant d’envisager le cas d’une guerre d’agression. «Il aurait été important que le Parlement se demande comment on peut agir dans une telle situation pour autoriser les réexportations», déplore la philosophe politique.
La Suisse devra toutefois probablement finir par se plier à la pression de ses voisins, estiment les deux experts. «La communauté internationale a les moyens de faire accepter sa position à la Suisse. Dans l’histoire, on a énormément d’exemples où la Suisse a dû céder, notamment concernant des questions fiscales», rappelle Sacha Zala.
Un avis partagé par Katja Gentinetta, qui cite l’exemple du naufrage de la deuxième banque du pays Credit Suisse et de son rachat par sa rivale UBS. «Les autres pays ont exigé de la Suisse qu’elle trouve une solution rapidement, ce qu’elle a dû faire», dit-elle.
Les «bons offices» surévalués
Face aux Européens qui demandent davantage de soutien de la part de la Suisse, la Confédération estime toutefois que sa neutralité lui permet de conserver son rôle de médiatrice dans les conflits internationaux. «Cette politique des ‘bons offices’ est surévaluée», estime Sacha Zala. L’historien note que ce rôle n’est pas lié à la neutralité, citant l’exemple de la Norvège qui n’est pas neutre, mais très active en matière de «bons offices». «Il s’agit d’un discours pour répondre aux critiques de la communauté internationale», affirme-t-il.
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