La révolte des tuniques pourpres
Vingt ans après un soulèvement populaire réprimé dans le sang, le Myanmar est à nouveau dans la tourmente. Les moines bouddhistes entraînent le peuple dans la rue, pour réclamer une vie plus digne.
Rentré le 20 septembre de Birmanie, alors qu’enflait la contestation contre la hausse des prix, un journaliste de swissinfo a recueilli les témoignages de gens usés par 45 ans de dictature.
Le taxi s’arrête sur le bord de la route qui mène à Mandalay, l’ancienne capitale située au nord de Rangoon, sans se soucier des poids lourds circulant tous feux éteints dans la nuit.
Une nuit rendue encore plus épaisse par l’absence de toute lumière électrique. En Birmanie, le courant porte bien son nom: alternatif. Il y en avait hier, il n’y en a pas aujourd’hui… il y en aura peut-être demain.
«Deux minutes… le temps de prendre de l’essence», dit le chauffeur avant de disparaître dans l’obscurité un bidon de plastique à la main. Pas la peine d’essayer de distinguer une éventuelle station-service. Pour qui n’est pas membre des forces armées ou du gouvernement, il n’y a que le marché noir.
«Avant, le gallon (quatre litres) coûtait 1500 kyats (environ 1,5 francs suisse). Maintenant, il faut compter entre 3500 et 5000 kyats, tout dépend du jour et du lieu», explique le chauffeur à son retour.
Travailler, un luxe
A la mi-août, la révolte a débuté dans quelques villages, face à la brusque augmentation du prix du carburant (l’essence a doublé, le gaz naturel à quintuplé).
Sans préavis, le ticket du bus qui transportait les ouvriers à l’usine et dans les champs est passé de 400 à 1100 kyats. Et ceci pour le même trajet sur des routes défoncées, dans les mêmes véhicules bondés et en piteux état. D’un coup, travailler était devenu un luxe qu’ils ne pouvaient plus se permettre.
«Les gens se sont réunis dans la rue pour protester et la police est intervenue», raconte un conducteur de trishaw, la bicyclette typique à trois roues, en mimant des coups de bâton.
A soixante ans bien sonnés, le ventre bedonnant («la bière, la bière», avoue-t-il), les deux jambes fortifiées par 40 ans passés à pédaler, U Than souhaite visiblement profiter de l’un des rares voyageurs présents en cette saison des pluies pour pratiquer son anglais. Et décharger ses frustrations.
«Le gouvernement ne s’intéresse pas à la santé de son peuple. Mais si nous essayons d’ouvrir la bouche…». Il s’interrompt et jette un regard au serveur du restaurant voisin.
Les informateurs du gouvernement peuvent être partout. Et parler de politique est risqué. A la maison, U Than a plusieurs bouches à nourrir. Il dévie donc la conversation sur les pagodes et les temples de Mandalay.
20 boîtes de riz en moins
La décision de la junte militaire ne pouvait pas arriver à un pire moment. En Birmanie, l’inflation est galopante (40-60% par an) et 90% de la population vit avec moins de 30 francs suisses par mois. Dans plusieurs régions rurales, la sécurité alimentaire est sérieusement compromise. Et le gouvernement ne lève pas le petit doigt, signale un rapport des Nations Unies.
«Avant, on pouvait acheter 35 à 40 boîtes de riz, se souvient U Than plus loquace depuis qu’il s’est remis en selle. Maintenant, pour le même prix on n’en obtient plus que 20.»
Et dire qu’au 19e siècle la Birmanie faisait encore partie des premiers producteurs mondiaux.
Le train qui quitte Mandalay cahin-caha révèle ce que les télévisions ne montrent pas. Au premier plan, les visages tristes d’enfants condamnés à se nourrir de détritus et plus bas, des toits de maisons émergeant de l’eau; comme des îles de bambou qui ont échappé aux inondations, les mêmes qui ont dévasté les côtes de l’Inde et du Bangladesh.
Pas de Nirvana pour les militaires
«Tu viens de Pakkoku? Me demande avec anxiété le gérant du guesthouse. J’ai entendu dire que quelques moines ont manifesté en public. La police est intervenue avec des bâtons. Il semble qu’il y aurait un mort».
Car les moines se déplacent aussi en transports publics pour aller d’une pagode à une autre. Et la religion est très présente dans la culture birmane.
«Si les gens ont peu d’argent, analyse une touriste espagnole, les dons sur les autels seront moins généreux.» De quoi troubler la paix intérieure du demi-million de personnes qui, au Myanmar, ont fait de la méditation leur vie et qui comptent exclusivement sur la générosité des fidèles pour survivre.
Les moines ont donc quitté les temples dans leurs traditionnelles tuniques pourpre et ont commencé à défiler pacifiquement dans les rues des villes en récitant des prières bouddhistes qui font office de slogans politiques.
«Ils portent leur bol à l’envers», fait remarquer le conducteur d’une charrette tirée par un cheval. Ainsi, les militaires ne peuvent plus leur faire l’aumône, moyen d’obtenir les grâces. Le chemin du Nirvana leur est barré.
Non-violence
Rangoon. La pluie est diluvienne et plusieurs quartiers sont inondés. Les seaux posés sur le plancher de la maison d’un vieil ami ne suffisent pas à récolter toute l’eau qui filtre du toit.
Mais le déluge n’arrête pas les manifestants, et désormais, la population suit les moines. Je lui demande s’il se rappelle la réponse qu’il m’avait donnée il y quelques années, lors de ma première visite au Myanmar, quand je lui demandais pourquoi les gens ne réagissaient pas.
Il sourit et secoue la tête. «Bien sûr! Dit-il. Parce que Bouddha nous a enseigné la non-violence. Mais il viendra un jour où la situation va changer.»
swissinfo, Luigi Jorio de retour du Myanmar
(Traduction et adaptation de l’italien: Mathias Froidevaux)
Ancienne colonie britannique, la Birmanie (officiellement l’Union du Myanmar depuis 1989) obtient son indépendance en 1948. En 1962, un coup d’état conduit par le général Ne Win met un terme aux velléités démocratiques du jeune gouvernement.
Depuis 45 ans, la Birmanie vit sous le joug de la dictature militaire. La suppression des partis politiques, la nationalisation de l’économie et une dure répression de toute forme de liberté isolent le pays du reste du monde.
En 1988, la junte militaire réprime par la force un mouvement de protestation estudiantine qui a duré quelques semaines. Plusieurs milliers de personnes sont tuées et les responsables du soulèvement sont condamnés à de longues peines d’emprisonnement.
En 1990, des élections libres sont organisées et remportées à plus de 80% par la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), emmenée par le Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi. Mais la nouvelle junte en place refuse de céder le pouvoir et arrête les leaders de la NLD dont Aung San Suu Kyi, qui vit aujourd’hui en résidence surveillée.
Jeudi matin, les forces de sécurité ont lancé l’offensive sur plusieurs monastères dans différentes villes du pays, frappant les moines avant d’arrêter près de 850 d’entre eux.
La veille, plusieurs dizaines de milliers de personnes avaient défilé, à Rangoon et dans d’autres villes, bravant l’interdiction de tout rassemblement de plus de cinq personnes.
Le régime a reconnu que les heurts de mercredi avec les forces de l’ordre avaient fait un mort, alors que les dirigeants des manifestations parlent d’au moins quatre tués.
Sur le front diplomatique, la pression internationale s’est accentuée avec la convocation d’une réunion d’urgence du Conseil de sécurité.
Les Etats-Unis et l’Union Européenne ont appelé les militaires à la cessation des violences et à ouvir un dialogue avec les leaders des mouvements démocratiques dont Aung San Suu Kyi.
Le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon a décidé d’envoyer d’urgence sur place son émissaire spécial pour la Birmanie, Ibrahim Gambari.
Côté suisse, la présidente de la Confédération Micheline Calmy-Rey a exhorté mardi les autorités birmanes à ne pas user de la force contre les populations civiles.
Jeudi, au Conseil des droits de l’homme, qui tient actuellement session à Genève Muriel Berset Kohen a demandé, au nom de la Suisse, que les autorités du Myanmar cessent immédiatement tout acte de violence contre les manifestants et que la communauté internationale fasse pression sur la junte birmane pour qu’elle entame le dialogue politique et garantisse le respect des droits de l’homme dans le pays.
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