Le(s) marché(s) sinon rien, vraiment?
Les marchés financiers tout comme l’économie de marché sont pris de haut-le-cœur toujours plus fréquents. Faut-il y voir l’échec du marché? Ou plutôt: existe-t-il une alternative au(x) marché(s)? Deux économistes argumentent et se rejoignent sur le principe d’une taxe sur les transactions financières.
Economiste et enseignant à l’Université de Lausanne, Samuel Bendahan est aussi président de la commission économique du Parti socialiste du canton de Vaud.
Jean-Pierre Lehmann est lui professeur à l’IMD et fondateur du Evian Group, une coalition en faveur du libre-échange économique fondé sur des bases multilatérales.
swissinfo.ch: A vos yeux, existe-t-il une alternative aux marchés?
Samuel Bendahan: Si on ne parle que des marchés financiers, on dit généralement qu’ils servent à permettre aux entreprises de se financer. En réalité, ils n’ont même pas vraiment cette utilité, puisque la bourse est essentiellement un marché de seconde main. Une entreprise émet des actions sur la bourse, mais une fois celles-ci dans les mains des intervenants, l’entreprise ne reçoit plus d’argent sur la base de l’échange de ces actions.
Mais partons de ce rôle du financement. Trouver une alternative aux marchés financiers, c’est trouver une autre manière de financer les entreprises. Et on peut imaginer des modèles économiques beaucoup plus démocratiques. Par exemple avec le développement de sociétés de type coopératives ou associatives, ne fonctionnant pas par actions. Des sociétés qui ne sont pas cotées en bourse et qui sont financées par des personnes membres de façon libre, par exemple. La Migros [No1 du commerce de détail en Suisse] est une coopérative qui fonctionne parfaitement du point de vue de l’entreprise. Il n’y a pas besoin forcément d’avoir un système financier.
Sur le fonds, ils sont peu nombreux, les gens qui estiment possible de révolutionner le système financier rapidement, en fonction d’autres modèles de société. Ce serait la situation idéale. Mais dans ce qu’il est possible de faire concrètement, avec une certaine portée pour la population, on peut citer l’instauration d’une régulation et d’une taxation très différentes.
Le vrai contrepoids au marché et aux problèmes qui lui sont liés, c’est la puissance publique, au niveau international. Il faut que les Etats et les gouvernements arrivent à se coordonner pour déclarer des politiques budgétaires et fiscales communes, qui permettront d’encadrer les marchés financiers mondialisés.
Aujourd’hui, la puissance démesurée des marchés financiers est liée au fait que le marché est complètement mondialisé alors que les gouvernements n’arrivent pas à discuter entre eux. Ce qui fait que si vous avez beaucoup d’argent, vous êtes roi. Vous pouvez aller où vous le souhaitez, les gouvernements n’ont aucun moyen coordonné de «décider» ce que vous faites avec votre argent.
swissinfo.ch: Vous évoquez une taxation différente…
Samuel Bendahan: Une taxation sur les transactions financières est une solution intelligente parce qu’elle a deux effets. Elle permet de récolter de l’argent, mais surtout, elle «dés-incite» à la spéculation. On parle d’une taxe très faible, que vous ne verriez même pas au moment d’acheter des euros ou des dollars pour vos vacances. Par contre, si vous faites 50’000 opérations de change de monnaies le même jour pour spéculer, 50’000 fois un pour mille, ça commence à faire de l’argent. C’est un modèle tout à fait crédible et techniquement faisable à court terme. Même le FMI l’a déclaré.
swissinfo.ch: Et vous, votre regard sur le marché?
Jean-Pierre Lehmann: Je ne crois pas qu’il y ait d’alternative au marché. Mais actuellement, le marché ne fonctionne pas comme il le devrait. Je suis plus alarmiste que jamais pour l’intérêt économique de la planète, car il y a perte de confiance. Et nous allons voir davantage de troubles sociaux.
A ce stade, il faut des réformes, des restructurations et des réflexions. Car le marché ne peut fonctionner que lorsque prévaut un minimum de consensus social. C’est vrai de n’importe quel marché.
Pour moi, le capitalisme est en train de s’autodétruire et il faut espérer que cela cessera. On sait en effet que les alternatives tentées jusqu’ici se sont toutes avérées désastreuses. Que ce soit le communisme ou d’autres formes de contrôle d’Etat.
swissinfo.ch: Lorsque vous parlez du capitalisme qui s’autodétruit, vous pensez à la financiarisation à l’extrême de l’économie?
Jean-Pierre Lehmann: Il y a beaucoup de ça. Au départ, l’idée était que le secteur financier existait pour servir l’économie réelle – les entrepreneurs, les entreprises, l’innovation, les consommateurs. La finance est là pour les assister sur la base, évidemment, des évaluations de risques et de tout le reste. Mais actuellement, c’est plutôt le contraire. L’économie réelle est soumise au secteur financier, qui crée beaucoup plus d’argent, et en détruit également.
Cette situation date d’il y a une trentaine d’années avec la révolution Thatcher/Reagan. Ça a marché un temps, en périodes de haute croissance. Avec ses excès, l’emprise des entreprises financières a créé du ressentiment dans la société, ce que je comprends parfaitement.
Cela dit, d’alternative au marché, je n’en vois pas. Et c’est ce qui fait peur. Ce qu’il faut, c’est une réforme et une restructuration du système capitaliste de marché. Or, je ne vois pas pour l’instant nos leaders politiques prendre cette voie. Cette réforme doit notamment porter sur cette relation entre le secteur financier et le reste de l’économie. Il faut sans doute aussi instituer des formes de taxation sur les transactions financières. Cette idée est extrêmement controversée. Mais à mon avis, il faudra qu’on y vienne.
Inspirée des travaux du Nobel d’économie américain James Tobin, la taxe sur les transactions financières découle de l’idée du «grain de sable» dans les rouages de la spéculation sur les marchés financiers. D’où frein à l’instabilité de ces marchés.
Longtemps cheval de bataille des mouvements altermondialistes, cette taxe est aujourd’hui favorisée par les dirigeants français et allemand et par la Commission européenne, qui souhaitent son introduction dans les 27 Etats-membres de l’Union européenne. La Grande-Bretagne et les milieux financiers y sont, eux, opposés.
La principale critique adressée à cette taxe est qu’elle sera difficile à mettre en place à l’échelle mondiale. Et que, dans le cas contraire, elle engendrera des disparités de traitement qui induiront des flux de capitaux vers les zones exemptées.
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