Les «Bleus», hématomes du malaise français
L’épopée semée de scandales de l’équipe de France en Afrique du Sud s’est transformée en un psychodrame national, vite récupéré au sommet de l’Etat. Pour l’historien Nicolas Bancel, l’instrumentalisation politique de cet événement est symptomatique d’une crise «morale» profonde.
Thierry Henry reçu jeudi à l’Elysée, des «états généraux du football» convoqués par Nicolas Sarkozy, la ministre des Sports Roselyne Bachelot demandant la démission du président de la Fédération française de football: le parcours chaotique et l’élimination prématurée de l’équipe de France de football en Afrique du Sud a mobilisé cette semaine gouvernement et classe politique française.
Pour l’historien Nicolas Bancel, professeur à l’Université de Strasbourg, détaché à l’Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne, la récupération politique des performances de l’équipe de France de football n’est pas un phénomène nouveau. En revanche, les discours tenus autour de la débâcle des «Bleus» sont le signe d’une crise identitaire et politique profonde.
swissinfo.ch: En 1998, l’équipe «black-blanc-beur» victorieuse de la Coupe du monde de football a été érigée comme un modèle d’intégration et d’une société multiculturelle gagnante. Aujourd’hui, les déboires des Bleus sont perçus comme le symbole d’une France qui va mal. Est-ce le reflet d’une certaine réalité?
Nicolas Bancel: Il faut se méfier de la théorie du reflet. Le sport a sa propre autonomie et ses structures, relativement indépendantes du politique. Le football est mondialisé, il n’obéit pas à des règles purement nationales. Dans de nombreuses équipes, les joueurs sont des millionnaires qui proviennent d’origine très diverse. Ce n’est pas une spécificité française.
La victoire de 1998 a déclenché un formidable engouement populaire. Les politiciens ont célébré la France «black-blanc-beur», triomphe d’un multiculturalisme tranquille et convivial. Mais ça n’a duré que quelques semaines, les problèmes du réel sont vite réapparus. On a créé un mythe positif autour de 1998, celui de l’intégration réussie et du multiculturalisme à la française. Aujourd’hui, on est en train de créer un autre mythe, celui d’une société désintégrée confrontée à des divisions ethniques et sociales.
swissinfo.ch: A droite, on parle d’une génération «racaille», de gens qui se moquent de la France. A gauche, de millionnaires individualistes ayant perdu le sens des valeurs collectives. La récupération politique de cet événement sportif a-t-elle atteint son paroxysme dans l’histoire française?
N.C.: Les politiciens français se sont emparés du sport dès la fin du XIXe siècle. Les présidents de la IIIe République assistaient déjà à des fêtes de gymnastique pour promouvoir l’idée républicaine. Dans le sport contemporain, il y a une focalisation sur les grands événements. En 1998, l’instrumentalisation politique autour de la victoire des Bleus, d’ailleurs bien menée par Jacques Chirac, avait déjà été assez extraordinaire. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que les politiques ne se contentent pas de déclarations mais interviennent dans le sport lui-même.
La surenchère dans la dramatisation me frappe particulièrment. La ministre des sports Roselyne Bachelot a par exemple déclaré devant l’Assemblée nationale que l’équipe de France était dirigée par des caïds. C’est délirant. On est entré dans un scénario à la fois populiste et névrotique.
Le gouvernement profite de cet événement pour faire de la surenchère nationaliste. Ca lui donne l’occasion de faire valoir sa vision cocardière et quelque peu régressive d’une France patriotique. La stigmatisation des joueurs de l’équipe de France et la dramatisation autour de l’événement font partie de cette stratégie.
swissinfo.ch: La sélection suisse de football est également composée de nombreux joueurs issus de l’immigration. Pourtant, il n’y a pas autant de crispations autour de cette équipe. Quelle est votre explication?
N.C.: Contrairement à la Suisse, la France traverse actuellement une crise politique et morale très importante. L’instrumentalisation autour de l’équipe de France renvoie ainsi à des problèmes plus profonds. La tension autour de l’immigration est très forte et les joueurs de l’équipe de France, même si certains ont l’air de le découvrir, symbolisent la société multiculturelle française.
D’un côté, la France se présente dans une posture d’héritage historique des droits de l’homme, de la Révolution de 1789, de l’universalisme, d’un modèle républicain intégrateur. En même temps, elle est confrontée à l’explosion de ses anciens cadres mentaux, aux mutations extrêmement puissantes de la société. Cette situation provoque des réactions de régression, marquée par la volonté de revenir à cette France éternelle, blanche et idéalisée. D’où une crise identitaire et de représentation de soi-même.
Les Suisses n’ont pas ce problème car ils ne brandissent pas de modèle universaliste et n’ont pas de leçon particulière à donner au monde. Le pragmatisme y est bien plus développé. En Suisse, même s’il y a aussi des heurts, on peut régler par le bas et de manière décentralisée les problèmes liés à la multiculturalité, alors qu’en France, tout passe par le sommet de l’Etat.
swissinfo.ch: Imposé par les colons, le football a ensuite été utilisé par les indépendantistes, notamment en Algérie, comme outil de propagande anti-colonial. Le football est-il l’arme par excellence des nationalistes?
N.C.: Le football a toujours été instrumentalisé politiquement. Effectivement, lors de la décolonisation de l’Algérie, l’équipe du FLN a eu un rôle de propagande internationale extraordinaire. Mais il ne faut pas oublier que le football n’est pas neutre, il produit des valeurs et des normes. Ce jeu a été inventé par les Britanniques au XIXe siècle. D’une part pour encourager le capitalisme impérial britannique mais aussi pour inculquer les nouvelles formes de la société industrielle aux élites britanniques. Il s’agissait de leur transmettre des valeurs comme la performance individuelle, la compétition, le rapport de la productivité au temps et à l’espace.
Cet héritage laissé par les Britanniques au monde, colonisé ou non, participe de façon très puissante à la mondialisation culturelle et à l’occidentalisation du monde. Quand le FLN utilisait les clubs de football pour sa propagande révolutionnaire, il promouvait une rupture politique avec le colonisateur. Mais sans le savoir, et de manière très active, il soutenait également une convergence culturelle avec l’ancien dominant.
La mondialisation du sport a précédé et catalysé la mondialisation économique. Les institutions sportives internationales ont d’ailleurs vu le jour avant les grandes institutions internationales interétatiques. Au niveau de la mondialisation culturelle, la FIFA occupe une place bien importante que ne peut l’être un ‘machin’ comme la Francophonie. Le football est le produit le plus performant de la mondialisation culturelle.
Samuel Jaberg, swissinfo.ch
Crise. Déjà pointée du doigt après sa difficile qualification pour la Coupe du monde de football au détriment de l’Irlande grâce à une main de Thierry Henry, l’équipe de France a plongé dans une crise sans précédent après sa défaite face au Mexique (2-0) le 17 juin.
Implosion. La publication par le quotidien sportif L’Equipe d’insultes proférées par Nicolas Anelka à l’encontre du sélectionneur Raymond Domenech à la mi-temps du match a provoqué une implosion au sein de la sélection française. Le capitaine Patrice Evra a dénoncé la présence d’un «traître» dans l’équipe.
Altercation. Les joueurs ont ensuite refusé de s’entraîner pour protester contre l’exclusion d’Anelka, provoquant une altercation entre Patrice Evra et un préparateur physique devant les caméras du monde entier. Définitivement sortie de la compétition suite à sa défaite face à l’Afrique du Sud mardi, la sélection nationale est revenue en France jeudi matin.
Elysée. Nicolas Sarkozy a réclamé la tenue d’ «états généraux» sur le football français après la débâcle des «Bleus» en Afrique du Sud . Jeudi, le président de la République a reçu l’attaquant vedette Thierry Henry à l’Elysée, une intervention inédite du pouvoir dans le monde sportif.
Des «caïds». La ministre des Sports a quant à elle jugé «inéluctable» le départ du président de la fédération française de football. Après avoir évoqué un «désastre moral» en Afrique du Sud, Roselyne Bachelot a parlé mercredi devant l’Assemblée nationale «d’une équipe de France où des caïds immatures commandent à des gamins apeurés».
Opposition. Cette surenchère autour de l’équipe de France de football a été dénoncée par une partie de l’opposition de gauche, qui accuse le gouvernement de vouloir faire diversion alors qu’il est attaqué sur sa politique économique et sociale et que plusieurs de ses ministres sont au cœur de polémiques sur leur train de vie et leur intégrité.
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