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Les failles du procès des Khmers rouges

Keystone

Duch, tortionnaire qui fut responsable de la prison S21, est sur le banc des accusés. Il s'agit du premier grand procès du génocide cambodgien qui se tient dans le cadre d'un tribunal international où la défense semble plus cohérente que les parties civiles.

Chaque matin, l’homme aux traits sino-khmer s’avance, flanqué de deux policiers, vers la salle d’audience. Joignant les deux mains, il se courbe pour saluer un parterre de paysans assis de l’autre côté d’une immense vitre blindée. Un sourire énigmatique fend son visage, laissant planer un indicible malaise.

Nous sommes à Phnom Penh au sein des Chambres extraordinaires des Tribunaux Cambodgiens (CETC). Cette juridiction mixte inédite, réunissant magistrats cambodgiens et occidentaux, a été constituée par l’ONU pour juger les leaders khmers rouges.

Le personnage à l’étrange rituel n’est autre que Kaing Guek Eav, alias Duch, ex-directeur de la sinistre prison S21 de Toul Sleng. L’ancienne école située au centre de la capitale avait été transformée en QG de la police politique – Santebal – des Khmers rouges. Entre 1975 et 1979, pas moins de 12’000 personnes, dont des femmes, des enfants, des vieillards, y ont été torturés, puis exécutés.

Aujourd’hui sur le banc des accusés, Duch est le premier responsable khmer rouge à être jugé pour crimes contre l’humanité. Il est aussi le seul cadre khmer rouge à plaider coupable.

Témoignages incohérents

«Pour la première fois dans l’histoire des tribunaux internationaux, des victimes ont pu se constituer parties civiles, rappelle l’avocat suisse Alain Werner, qui défend l’un des quatre groupes de la partie civile.

Ce procès inédit devrait aussi permettre au Cambodge d’écrire enfin les pages sombres de son passé récent. Pourtant, les incohérences de nombreux témoignages, les questions souvent peu pertinentes répétées en boucle par les procureurs, le manque de cohésion entre les parties civiles laissent l’audience perplexe. D’autant qu’en face, la défense semble parfaitement maîtriser son affaire.

«La défense a étudié les dossiers et a élaboré une stratégie, alors que les parties civiles avancent en ordre dispersé et que les procureurs ne sont pas préparés», déplore le cinéaste cambodgien Rithy Panh, qui suit aussi assidûment le procès.

Progrès significatif du droit international

Tout en reconnaissant les critiques de Rithy Panh, Alain Werner tient à replacer ce procès dans un contexte plus global. «La qualité de la défense constitue justement un progrès significatif du droit international, relève-t-il. Cela n’a pas été le cas au Rwanda ou en Sierra Leone.»

Mais cette avancée ne se fait-elle pas au détriment des victimes cambodgiennes? Rithy Panh ne cache pas son exaspération. Cet été, les protagonistes de son fameux documentaire maintes fois primé, S-21, la machine de mort khmère rouge, avec parmi eux des anciens gardes et interrogateurs, ont comparu à la barre. Alors que le réalisateur a réussi à travers son film à obtenir des ces anciens membres de S-21 des témoignages capitaux pour la compréhension du passé, les procureurs n’ont manifestement pas su tirer profit de ces témoins clés.

«Duch donne le rythme»

«Pour le moment, c’est Duch qui donne le rythme, analyse le cinéaste. Les procureurs et les avocats des parties civiles enchaînent erreur sur erreur, car ils sous-estiment le personnage. En plus, Duch plaide coupable. Ce qui est très intelligent. Et comme l’accusation fuit le terrain historique et idéologique, le fond n’est jamais abordé.»

Et d’insister: «J’ai l’impression qu’on n’apprécie pas encore ce qu’a vraiment été S21. Plus de 500’000 pièces à conviction – notes manuscrites sur les aveux des détenus ou les techniques d’interrogatoire, photos de morts sous la torture, etc. – existent. Pourquoi les parties civiles et les procureurs ne les utilisent-ils pas?»

David Chandler, l’un des plus grands historiens du Cambodge, comparaissait début août à la barre. Il a décrit S-21 comme une «institution totale», à savoir un lieu isolé, «qui suit ses propres règles et fonctionne en auto-suffisance».

«S-21 était unique en ce sens que ce qui s’y passait ne se retrouve dans aucune idéologie, a-t-il affirmé. Au vu des confessions retrouvées, on aurait pu penser que les prisonniers étaient engagés dans un processus de réhabilitation. Mais, en fait, ils étaient tués. Cela n’avait aucun sens.»

Inquiétude sur le deuxième procès

De son côté, l’avocat suisse se dit bien plus inquiet pour le deuxième procès prévu – qui concerne l’ancien président cambodgien Khieu Samphan, le N° 2 du régime Nuon Chea, l’ancien ministre des Affaires étrangères Ieng Sari et son épouse Ieng Thirit. «Les quatre équipes de défense (ndrl: dont le célèbre avocat français Jacques Vergès) sont très solides».

«Et aucun accusé ne reconnaît une quelconque responsabilité. Il s’agira donc de la démontrer, une tâche autrement plus complexe que de prouver celle de Duch. En plus, 30 ans ont passé. Et beaucoup de ceux qui pourraient parler sont impliqués d’une façon ou d’une autre dans l’actuel gouvernement du Cambodge.»

Carole Vann, Phnom Penh, Infosud/swissinfo.ch

1975-1979. Le régime Khmer Rouge a pris le pouvoir le 17 avril 1975 et a été renversé le 7 Janvier 1979. Près de deux millions de personnes ont péri au cours de cette période de 3 ans, 8 mois et 20 jours.

Guerre civile. La fin de la période des Khmers rouges a été suivie par une guerre civile. Cette guerre a pris fin en 1998.

Appel à l’ONU. En 1997, le gouvernement demande l’aide de l’ONU pour l’établissement d’un procès à l’encontre des hauts dirigeants khmers rouges.

Loi. En 2001, l’Assemblée nationale cambodgienne a adopté une loi visant à créer un tribunal pour juger les crimes graves commis entre 1975 et 1979.

Tribunal mixte. Un accord avec les Nations unies a finalement été trouvé en juin 2003. Un tribunal mixte (magistrats cambodgiens et internationaux), appelé ‘Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens’ (CETC), fournira un nouveau modèle de fonctionnement des tribunaux du Cambodge.

Genève. Alain Werner, est né en 1972 à Genève, où il a poursuivi des études de droit.

USA. En 2002, après une période de voyage, il reprend des études en droit international à l’Université de Columbia, aux Etats-Unis.

Sierra Leone. Le ministère suisse des Affaires étrangères lui propose de travailler au sein du Tribunal spécial pour la Sierra Leone. Mis en place par le gouvernement sierra-léonais et les Nations Unies, le TSSL est la troisième juridiction, après l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, à poursuivre les responsables de crimes de guerre.

Charles Taylor. D’abord conseiller spécial du procureur, il rejoint, en 2006, l’équipe chargée de poursuivre l’ancien président du Libéria, Charles Taylor, qui doit répondre des crimes comment en Sierra Leone voisine.

Hissène Habré. En août 2008, Alain Werner fait une courte escale au Tchad, pour apporter son expertise juridique dans les poursuites intentées contre l’ex-chef d’Etat tchadien, Hissène Habré.

Khmers rouges. En janvier 2009, Alain Werner rejoint une équipe d’avocats chargée de défendre les parties civiles dans les procès organisés contre les Khmers rouges au Cambodge.

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