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«Les Libyens ont brisé la barrière de la peur»

Après Moubarak (à g.), Kadhafi perdra-t-il la face? Keystone

Prise entre la Tunisie et l’Egypte, la Libye s’enflamme à son tour. Depuis trois jours, les manifestants appellent au départ du colonel Kadhafi, le plus ancien potentat arabe encore en place. L’analyse et les espoirs d’un opposant libyen établi à Genève.

Du jamais vu au pays de Mouammar Kadhafi. Depuis mercredi, des foules grandissantes descendent dans les rues de plusieurs villes libyennes, surtout dans l’est du pays, pour réclamer le départ du «guide de la révolution».

Lancé sur Internet depuis plusieurs semaines, l’appel à une «journée de la colère» pour jeudi a été particulièrement suivi à Benghazi. Rien d’étonnant à cela: la seconde ville de Libye a toujours été un foyer de l’opposition au dirigeant libyen. Après n’avoir que tièdement soutenu son putsch militaire de 1969, la région a ensuite très peu profité de la manne pétrolière.

Le mouvement qui s’enclenche parviendra-t-il aux mêmes résultats que ceux des deux pays voisins, la Tunisie et l’Egypte? Ahmed el Gasir, de l’ONG Human Rights Solidarity veut y croire. Mais pour l’instant, le bilan en vies humaines est déjà très lourd, dans un pays certes immense, mais à peine plus peuplé que la Suisse.

swissinfo.ch: Pourquoi ces manifestations maintenant en Libye? Les gens ont-ils comme dans les deux pays voisins «faim de pain et soif de liberté»?

Ahmed el Gasir: Ce pays est dirigé par un dictateur depuis 41 ans. Et finalement, après ce qu’ils ont vu en Tunisie et en Egypte, les gens ont osé briser la barrière de la peur.

Naturellement, la situation économique est très mauvaise parce que le pays est mal dirigé. C’est pourtant un pays riche, mais les estimations officielles font état de 22% de chômage chez les jeunes. Et selon les estimations inofficielles, c’est plutôt 30%, voire plus. Donc c’est une raison de mécontentement.

Mais la revendication est d’abord politique. La Libye n’a pas de Constitution, bien qu’on nous en promette une depuis 10 ans. Il y a bien une sorte de parlement, le Congrès du peuple, mais il ne sert qu’à légitimer un pouvoir où la volonté du dictateur a force de loi. Donc, les gens demandent la liberté et un avenir meilleur.

swissinfo.ch: Pourquoi la révolte la plus importante éclate-t-elle à Benghazi, deuxième ville du pays, et pas dans la capitale?

A. eG.: Historiquement, c’est une ville qui a toujours résisté au régime, depuis le début des années 70. Mais c’est aussi parce qu’à Tripoli, le pouvoir est très présent. Il a carrément étouffé les gens. Cela dit, il y a aussi des manifestations dans au moins une dizaine d’autres villes et même dans trois faubourgs de la capitale.

swissinfo.ch: Comme en Tunisie et en Egypte, s’agit-il également d’une «révolution facebook»?

A.eG.: Ce qui se passe dans le monde arabe, c’est que les régimes n’ont plus le monopole de l’information. Grâce essentiellement à la TV par satellite, les gens voient ce qui se passe ailleurs et se disent qu’il méritent mieux que leur sort actuel.

Facebook est très utilisé parmi ceux qui ont accès à Internet. Et c’est d’ailleurs sur Internet qu’a été convoquée cette «journée de la colère» du jeudi 17 février. Mais en Libye, le taux de pénétration d’Internet n’est pas aussi important que dans les pays voisins.

swissinfo.ch: Quel rôle pourrait jouer l’armée dans les prochains jours, sachant qu’elle a été un facteur décisif dans les révolutions tunisienne et égyptienne?

A.eG.: Kadhafi est un militaire. Mais au fil des ans, il a marginalisé l’armée régulière et instauré ce qu’il appelle des bataillons de sécurité, plus puissants que l’armée. Mais nous savons déjà qu’à Benghazi comme à al Baïda, certains membres de ces bataillons ont refusé de recourir à la force.

Donc, jeudi matin, deux avions sont arrivés avec un autre bataillon spécial commandé par Khamis Kadhafi, le plus jeune fils du dictateur. Ces gens ne sont pas des Libyens, mais des mercenaires africains. Nous ne savons pas d’où ils viennent, mais d’après un contact sur place, ils parlent français. Ce sont eux qui ont mené la répression, avec au moins 30 morts au bilan.

swissinfo.ch: Imaginez-vous possible que ce mouvement conduise à la chute du régime?

A.eG.: Très possible si d’autres villes rejoignent les manifestations, si les gens sortent dans la rue. Si le mouvement s’étend, je pense que le régime va perdre le contrôle de la situation.

swissinfo.ch: Qu’attendez-vous de la communauté internationale?

A.eG.: Qu’elle stoppe tout soutien politique à ce régime qui ne fait aucun cas des droits de l’homme. Nous attendons un message très clair: «arrêtons cela tout de suite, parce que ça pourrait tourner au massacre». Ce qui est en train de se passer pourrait être un crime contre l’humanité. Il y aurait donc lieu de saisir une cour criminelle internationale.

Hier, au troisième jour de manifestations, il y eu près de 60 morts. La Libye est un petit pays en termes de population. En proportion du nombre de manifestants, cela montre à quel point la répression est brutale.

La Journée de colère, décrétée ce jeudi 17 février correspond à l’anniversaire d’une fusillade qui avait fait au moins 27 morts. Le 17 février 2006, les forces de l’ordre tiraient sur des hommes qui manifestaient devant le consulat italien de Benghazi après la publication de caricatures du prophète Mahomet. Le rassemblement avait pourtant été autorisé.

Grosse artillerie. Le régime de Mouammar Kadhafi a déployé un impressionnant arsenal afin de contrer les opposants. «Les gens ont été avertis par SMS qu’ils seront visés à balle réelle s’ils manifestent»; «des snipers sont postés sur les toits», lisait-on jeudi matin sur Twitter, avant que la majorité des informations relayées dès lors depuis l’étranger ne fassent état de coupures du réseau de téléphonie mobile et d’Internet dans le pays, et même de coupures volontaires d’électricité dans plusieurs villes. Des sites d’opposants au régime, basés à l’étranger, ont aussi été hackés. Le gouvernement a donc tout fait pour réduire au silence les 300 ’000 Libyens qui ont accès à Internet (5,5% de la population) et surtout au réseau de téléphone mobile, plus développé.

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