Les armes suisses de la police française suscitent la controverse
Des dizaines de «gilets jaunes» ont été blessés par des «lanceurs de balles de défense» (LBD 40) produits en Suisse. L’armurier B&T se défend: la France n’utilise pas les bonnes munitions.
«Allo@Place Beauvau, c’est pour un signalement». C’est le fil Twitter que David DufresneLien externe a ouvert début décembre. Journaliste et écrivain français, chargé d’enseignement à l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel, David Dufresne recense les violences causées par la police depuis le démarrage de la crise des «gilets jaunes». Total provisoire: 350. «Je compte les blessés, mais aussi des manquements à la déontologie, confie le journaliste. Il y a une centaine de blessés graves.»
«Certains policiers disent en blaguant que le LBD 40 ne fait pas plus mal qu’un service de Roger Federer»
David Dufresne, journaliste et écrivain français
Personnes éborgnées, crânes fracturés, mains arrachées, etc. Le compte Twitter de David Dufresne n’est pas conseillé aux âmes sensibles. Sur ces quelque 100 blessés graves, environ 80 l’ont été par des LBD 40. Ces fameux «lanceurs de balles de défense», fabriqués en Suisse par Brügger & ThometLien externe (B&T). «Certains policiers disent en blaguant que le LBD 40 ne fait pas plus mal qu’un service de Roger Federer, rapporte David Dufresne. Sauf que la balle file à 300 km/h et pas à 200, qu’elle est petite et pénètre violemment dans les organes humains.»
Mardi dernier, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a annoncé que les agents utilisant des LBD 40 seraient désormais équipés de caméras. Une consigne qui «répond à la double exigence de transparence et d’exemplarité que nous devons aux Français», a affirmé le ministre. Selon lui, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) enquête sur 81 cas supposés de violences policières, dont 4 concernent des personnes gravement blessées à l’œil.
Une arme inadaptée?
«Le ministre reconnaît enfin une partie des violences policières, qu’il a niées pendant deux mois», note David Dufresne. Pour le journaliste, le LBD 40, «une arme d’une précision toute helvétique, n’est pas faite pour le maintien de l’ordre». Peut-être est-elle efficace dans le cadre d’opérations contre la criminalité, mais pas pour répondre à des manifestants, même surexcités.
«Qui dit maintien de l’ordre dit foule et donc mouvement. Or le LBD 40 impose de viser proprement, ce qui est souvent impossible dans de pareilles conditions.» D’ailleurs, ajoute le journaliste, de grands Etats européens, tels le Royaume-Uni ou l’Allemagne, ne s’en servent pas pour gérer des manifestations.
La faute aux munitions
Le LBD 40 «a été conçu pour le maintien de l’ordre», assure un porte-parole de B&T, dont le siège est à Thoune (canton de Berne). Ceux qui accusent le LBD 40 «prétendent à tort que les munitions utilisées, considérées comme dangereuses ou impropres, ont été fabriquées et livrées par B&T». Or la France s’est fournie auprès du producteur français Alsetex. «Nous ne pouvons pas juger le danger potentiel des munitions utilisées en France. Il doit être souligné à ce propos que les munitions utilisées exercent une influence substantielle sur les effets et la précision.»
«En cas d’utilisation adéquate du système, l’on peut s’attendre à un risque de blessures faible»
Un porte-parole de B&T
B&T ajoute que les polices cantonales de Suisse «ont évalué le potentiel de risque de nos cartouches SIR et les ont autorisées pour l’emploi. En cas d’utilisation adéquate du système, l’on peut s’attendre à un risque de blessures faible».
S’agit-il d’un argument commercial à l’égard d’un client (la France) qui a préféré se fournir ailleurs en munitions? B&T assure ne pas connaître les munitions fabriquées par son concurrent français.
Moratoire demandé
Dès les années 1990, la police française se munit d’armes «non létales» dans les opérations de maintien de l’ordre. Elle recourt d’abord au «flashball», produit en France par le fabriquant de fusils de chasse Verney-Carron. Imprécis, peu puissant, le flashball est remplacé en 2009 par le LBD 40 de B&T.
«A force de parler d’’armes non létales’, ‘sublétales’ ou à ‘létalité atténuée’, on finit par croire qu’elles ne font pas de mal et cela tend à désinhiber les tireurs», craint David Dufresne.
Le Défenseur des droits Jacques Toubon a demandé un moratoire sur l’usage des LBD 40 par la police. «Si on nous enlève le LBD, on n’aura que notre bouclier et notre matraque et, demain, il y aura des bras cassés si des personnes viennent au contact, a réagi Éric Marrocq, un responsable du syndicat policier Alliance, dans le journal Sud-Ouest. Ce sont les fauteurs de troubles, les délinquants qui viennent au contact pour casser du flic.»
Trois mois de «gilets jaunes»
18 octobre 2018: Dans une vidéo sur Facebook, une inconnue, Jacline Mouraud, interpelle «Monsieur Macron», dénonçant «la traque aux conducteurs». Une pétition «Pour une baisse des prix du carburantLien externe», lancée par une autre inconnue, Priscillia Ludosky, cartonne sur internet.
17 novembre:La première journée de blocages de routesLien externe rassemble en France près de 290’000 manifestants arborant un gilet jaune fluorescent.
1er décembre: Le troisième samedi de mobilisation donne lieu à de multiples violences, surtout à Paris,Lien externe où l’Arc de Triomphe et plusieurs quartiers huppés connaissent des scènes de guérilla urbaine.
10 décembre: Le président Emmanuel Macron annonce une hausse de 100 euros par moisLien externe pour les salariés payés au Smic – à la charge de l’Etat -, et des heures supplémentaires ‘sans impôts ni charges’. Le coût des mesures annoncées par l’exécutif depuis le début du mouvement est évalué à 10 milliards d’euros.
19 janvier 2019: L’«acte 10» des « gilets jaunes » rassemble 84’000 personnes dans toute la France, soit une mobilisation identique à la semaine précédente. Le niveau de violence est en baisse.
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