«L’EEE a été la votation la plus passionnante de ma vie»
Lors du débat sur l’adhésion à l’Espace économique européen, Claude Longchamp est devenu le politologue le plus demandé de Suisse. L’expert analyse comment cette campagne historique a polarisé la vie politique helvétique, de 1992 jusqu’à présent. Il confie avoir failli émigrer en France suite au non.
swissinfo.ch: Peut-on considérer le combat qui a accompagné le scrutin sur l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen, l’EEE, comme une campagne de votation ordinaire?
Claude Longchamp: Absolument pas. En 1992, la durée de la campagne, son intensité et sa polarisation ont été extraordinaires. Aucune autre n’a été aussi conflictuelle, si ce n’est, peut-être, celle de la deuxième votation sur la loi Covid-19, en 2021.
Lors de la campagne sur l’EEE, les opposantes et opposants ont protesté contre le projet avec des cloches, comme l’on fait les adversaires de la loi Covid.
En 2021, le débat émotionnel, l’agressivité et la violence latente ont fait écho à la votation d’il y a trente ans. Comme à l’époque, on a débattu pour savoir qui était encore un ou une bon(ne) Suisse(sse). Les deux campagnes de votation ont été d’une durée exceptionnelle.
Plus d’un an avant la votation du 6 décembre 1992, le conseiller fédéral Adolf Ogi avait déclaré que l’EEE était un «camp d’entraînement» pour la Communauté européenne, la CE, devenue plus tard l’UE. Le vote était-il perdu d’avance, comme beaucoup le disent, parce que cette déclaration a été perçue comme une menace?
En tant qu’analyste, je pense qu’il est peu probable qu’une seule phrase soit décisive. Ce qui est vrai, c’est que la campagne de votation a commencé directement après les élections de 1991 et a duré 13 mois. Dès la nuit suivant les résultats des élections, la CE a négocié intensivement avec la Suisse et a fait pression. Les conseillers fédéraux se sont ensuite présentés aux citoyens et le ministre des Affaires étrangères Jean-Pascal Delamuraz a annoncé que l’on était prêt à signer le traité EEE.
La Cour de justice européenne a ensuite rejeté cette version du traité EEE. Ce fait a été crucial. Pour la population suisse, cet épisode signifiait qu’il y avait une force supérieure dans la CE, en plus des négociateurs. La phrase d’Adolf Ogi sur le camp d’entraînement a ensuite été exagérée par les médias – tout comme d’autres mythes – dans cette campagne de votation.
Il y a eu d’autres mythes?
Il y en a eu beaucoup. Par exemple, c’était la première fois que l’on pouvait voter par correspondance, à l’avance. En novembre 1992, il a soudain été question de dizaines de personnes qui ont appelé la Chancellerie fédérale pour récupérer leur bulletin et changer leur vote. Ces appels ont bien eu lieu, mais ils n’ont eu aucune incidence sur le résultat.
Le résultat a été assez serré, avec 50,3% de non. Ce résultat comportait-il une part d’aléatoire?
Il était déjà clair que la majorité nécessaire des cantons ne serait pas atteinte. Les sondages tablaient jusqu’au dernier moment sur une majorité des voix du peuple. Au Département des affaires étrangères, on espérait secrètement qu’en cas de majorité populaire, on pourrait au moins poursuivre les négociations. Pour nous, politologues, le fait majeur est que les régions du pays s’identifiaient à l’idée européenne très différemment les unes des autres.
En Suisse romande, on s’est réjoui quand le conseiller fédéral Adolf Ogi a parlé d’un «camp d’entraînement». Côté francophone, même dans les campagnes, il y avait un lien plus fort avec le projet européen. Le marché intérieur commun était perçu comme une chance pour tout le continent, après la fin de la guerre froide. Mais il ne s’agissait pas seulement d’espoirs économiques. Lors de l’analyse du vote, nous avons constaté qu’en Suisse romande, même celles et ceux qui craignaient que l’EEE ne leur porte préjudice sur le plan économique y étaient favorables.
La situation de départ était différente d’une région du pays à l’autre. Comment le décalage s’est-il traduit lors de la campagne de votation?
En Suisse alémanique, le scepticisme de la population est allé en se renforçant. L’évolution y a été inverse à celle qui a eu lieu en Suisse romande. Malgré un soutien économique et bourgeois, ainsi que de la gauche, l’opposition des citoyennes et citoyens a été massive.
Outre Sarine, l’Europe n’était pas considérée comme une vision, mais comme un exercice de calcul. La droite a dit que les avantages économiques l’emportaient, que l’adhésion nous était utile et qu’il fallait donc être pour. La campagne de votation était fondée sur ces arguments. Mais les conservateurs y ont vu une menace pour l’indépendance, la démocratie et l’identité de la Suisse. C’était une énorme différence.
Dans ce contexte, la Suisse allemande s’est donc demandée si l’EEE lui apporterait quelque chose?
Plus la campagne de votation avançait, plus les régions du pays se sont divisées. Le fossé entre la Suisse romande et la Suisse alémanique s’est creusé à une profondeur encore jamais atteinte et a marqué chaque votation pendant les dix années qui ont suivi.
Était-ce parce que les partisanes et partisans parlaient d’économie, alors que les opposantes et opposants invoquaient des raisons culturelles et identitaires?
La dynamique économique aide à comprendre le résultat. La proportion de «non» a été plus élevée dans les régions à fort taux de chômage. La dimension culturelle explique quant à elle mieux le refus de l’EEE. Mais les deux approches négligent la dimension politique.
C’est-à-dire, les conséquences politiques auxquelles la Suisse devait faire face d’une manière ou d’une autre?
Non, il s’agit de la lutte politique qui s’est déroulée. Pour la première fois, l’UDC s’est imposée sur la base du principe du «nous contre tous les autres». Pour la première fois, les citoyennes et citoyens se sont mobilisés en demandant si elles et ils étaient pour ou contre le gouvernement. «Je suis pour, parce que le Conseil fédéral prend des décisions intelligentes.» Ou, «je suis contre parce que le gouvernement nous vend». L’élément populiste constituait une rupture avec la tradition suisse.
Le politologue Adrian Vatter estime que la dimension culturelle a été la composante la plus importante dans ce résultat. C’était un combat pour l’avenir de la Suisse. Et après, la Suisse n’a plus constitué une unité. Si je me souviens bien, c’est la première fois que l’on a parlé de «Suisses» au pluriel.
Le traité EEE était un long document. Pouvait-on savoir en détail ce qu’il allait changer?
Le traité EEE aurait entraîné 63 modifications de lois. Personne ne pouvait saisir l’effet de chaque détail. La communication des partisanes et partisans était compréhensible pour les citoyennes et citoyens aguerris. Mais dans cette votation, il y avait un autre public. Avec 78% de participation, il fallait simplifier le discours. La politologue Cloé Jans a analysé 60 votations et identifié trois facteurs qui jouent un rôle dans l’acceptation ou le rejet d’un objet. La complexité est l’un d’entre eux. Le deuxième est la force de l’alliance. Selon ce facteur-ci, le non des Vert-e-s suisses aurait été en partie décisif pour le rejet de l’EEE. Le troisième facteur est l’argent.
Mais n’y avait-il pas beaucoup d’argent des deux côtés?
Si nous suivons le modèle de Cloé Jans, l’argent du côté du non, qui allait contre l’avis des autorités, a été en partie décisif. Ce camp avait des mécènes comme les UDC Christoph Blocher et Walter Frey. Mais plus important encore, le camp du non a mené pour la première fois une campagne de terrain sur le modèle américain. Les gens devaient faire partie de la campagne, la mener eux-mêmes. Chaque billet de 50 francs était important. Car la personne ne donnait pas seulement de l’argent, mais affirmait «je m’engage aussi pour cette cause». Le camp de l’opposition a remarqué qu’un nouveau style politique impliquant le peuple était nécessaire.
Qui l’a remarqué?
C’est une question passionnante. Depuis les années 1980, différents mouvements politiques ont émergé en Suisse comme dans de nombreuses démocraties d’Europe occidentale. Outre le mouvement écologique, un mouvement national-conservateur a vu le jour, en opposition à l’économie mondialisée. Christoph Blocher faisait alors partie de l’establishment conservateur. Il a réalisé, après différentes tentatives, qu’il existait un potentiel de rassemblement du côté de la droite. Il a remarqué que sa proposition devait simplement être meilleure que celle des petits partis de droite. Lors de la campagne de votation sur l’EEE, il s’est approprié des idées nationales-conservatrices et a ainsi créé l’UDC actuelle. Il a calculé que le projet d’intégration de l’UE produirait tellement de perdantes et de perdants que leur union suffirait pour obtenir une majorité.
Vous suiviez déjà la politique suisse à l’époque en tant que politologue. Mais le non à l’EEE vous a aussi touché personnellement. En décembre 1992, vous avez pensé à émigrer.
Mon identification à la Suisse était sur le point de basculer. Je ne me suis plus jamais senti comme ça. J’ai traversé la frontière, près de Saint-Ursanne, à pied, dans le Jura français. Mais il faisait alors si froid que je n’avais plus qu’une envie: aller au sauna. Après en avoir trouvé un près de Berne, je me suis assis et j’ai rédigé mon analyse. Le fait d’écrire et de comprendre m’a réconcilié avec la Suisse. Je trouve que notre système de démocratie directe est une forme géniale de politique. Et je la défends aujourd’hui, même si les décisions ne correspondent pas toujours à mon opinion.
Mais vous sentez bien ce que le thème de l’EEE a suscité chez moi. Ce scrutin a été la votation la plus passionnante de ma vie. Et ce vote reste aujourd’hui encore un point de référence pour beaucoup de choses.
Texte relu et vérifié par David Eugster, traduit de l’allemand par Mary Vacharidis
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