«Les efforts de réforme de la police sont bloqués»
Selon le spécialiste Frédéric Maillard, l’amélioration de la formation des policiers a réduit les incidents de profilage racial et de violence en Suisse. Mais le problème persiste à huis clos et les réformes sont difficiles à mettre en œuvre.
La mort, le 25 mai à Minneapolis, de Georges Floyd sous le genou d’un policier (accusé de meurtre par la justice locale) a massivement relancé le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis.
Son écho a retenti en Europe et en Suisse en particulier au travers d’importantes manifestations. En ligne de mire: le profilage racial (délit de sale gueule) au sein des forces de police qui se traduit par de brutales interpellations causant parfois la mort des personnes visées.
Formateur et conseiller en gouvernance auprès de plusieurs corps de police suisses, Frédéric Maillard appelle à une réforme des forces de l’ordre dans le monde.
swissinfo.ch: Vous avez écrit en 2015 que le profilage racial et la discrimination étaient manifestes au sein de la police suisse. Est-ce toujours le cas et que font les autorités pour y remédier?
Frédéric Maillard: L’ampleur des violences policières et du profilage racial manifeste a passablement diminué. En effet, la formation s’est considérablement améliorée dans tous les domaines. Bien que la Suisse compte quelque 300 corps de police à différents niveaux, elle ne dispose que de six centres de formation, supervisés par une seule organisation. Il existe une approche unifiée de la formation. L’article 261 du Code pénal interdisant la discrimination raciale a également largement contribué à réduire le nombre d’incidents de profilage racial et d’insultes prononcés en public.
Mais les propos racistes et discriminatoires prononcés par certains policiers dans les vestiaires, lors des réunions ou dans leurs voitures de police, et parfois aussi lors des arrestations restent un problème. Une partie des forces de police est imperméable à cette problématique. Bien sûr, ils ne vont pas proférer de telles insultes en public, quand il y a des gens qui les regardent et les filment. Mais récemment, après la mort de George Floyd aux États-Unis, j’ai entendu de nombreux policiers me dire leur consternation face à la persistance des insultes racistes au sein de leurs équipes.
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«Le profilage racial est un problème institutionnel au sein de la police»
Il y a encore des officiers de police qui disent: «Je ne pourrai peut-être pas frapper quelqu’un. Mais, à huis clos, je peux insulter leur appartenance ethnique». Ce qui n’est pas vrai, car l’article 261 l’interdit. Mais lorsqu’ils sont entre eux, il y a toujours des policiers qui enfreignent cette loi.
Pour cette raison, je pense qu’il est nécessaire de prolonger la durée de formation des policiers de deux à quatre ans. Cela porterait la formation d’un officier de police au niveau requis pour les professionnels de la santé ou les travailleurs sociaux. Ce renforcement de la formation permettrait de donner dans le programme davantage d’espace de réflexion sur soi, une formation sociale et comportementale ainsi qu’une connaissance de nos systèmes politiques et judiciaires.
Qu’entendez-vous lorsque vous parlez aux policiers? Sentent-ils qu’ils peuvent travailler efficacement et avec justice? Quelles sont leurs principales préoccupations?
Pour sa thèse de doctorat à l’Université de Lausanne, la chercheuse Magdalena Burba a interrogé plus de 800 policiers en Suisse romande. Elle montre que la principale cause de pénibilité policière est la rigidité interne de leurs organisations. J’ai également constaté dans mon travail que les frustrations des policiers dans leur volonté de modifier leur comportement sont étroitement liées à des structures de gestion isolées, rigides et hiérarchiques. Le perfectionnement professionnel, les évaluations du rendement et les salaires des agents de police dépendent d’un ensemble rigide de normes. Ils abandonnent donc les tentatives de médiation à long terme ou de résolution des conflits au profit d’interventions directes, plus énergiques et plus rentables, car celles-ci produisent de meilleures statistiques à court terme.
Les particuliers sont-ils autorisés à filmer les actions de la police en Suisse? Et y a-t-il une utilisation répandue des caméras embarquées pour les policiers en patrouille?
Filmer la police est légal. Nous en discutons depuis quatre ans, puisqu’une loi fédérale sur la question pourrait venir dans un an ou deux. Mais les directeurs de toutes les forces de police suisses conviennent que ces vidéos sont autorisées. Il existe cependant deux exceptions: le tournage ne doit pas gêner la police dans son travail et les images peuvent ne pas être diffusées, surtout si les policiers impliqués ou le lieu sont identifiables. Mais en général, les citoyens ont le droit de filmer la police et de montrer les images à un juge, par exemple. C’est aussi pourquoi je pense que deux ans de formation policière ne suffisent pas.
Il y a des projets pilotes en cours avec les «bodycams», mais elles ne sont pas utilisées systématiquement. Je suis contre leur usage généralisé par les forces de police ordinaires. Je crains que cela ne transforme les policiers en robots et réduise leur capacité à agir avec discrétion et nuance, sur le plan humain. C’est surtout la compétence policière que nous devons développer. En outre, le renforcement des couches de surveillance peut créer un sentiment de méfiance qui pourrait les conduire à abuser davantage de leur pouvoir.
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Profilage racial, discriminations: en Suisse, un racisme structurel existe aussi
La dénonciation des violences policières aux États-Unis influence-t-elle les discussions sur la façon dont les policiers suisses pratiquent leur métier?
Il y a de plus en plus de jeunes policiers, en particulier des femmes, qui veulent changer, mais qui sont confrontés aux résistances au sein de la police. J’ai également reçu récemment de très nombreux messages de membres de la police qui souhaitent agir en solidarité avec les manifestants contre le racisme, en s’agenouillant ou en portant un brassard noir durant leur patrouille pour montrer leur soutien.
Mais la police elle-même est extrêmement conservatrice et réticente au changement. Sur le plan institutionnel, la réaction est que tout va bien, qu’il n’y a pas besoin de réforme dans un organe qui n’est pas comparable aux autres services publics.
Je travaille avec des psychologues et des sociologues qui pensent, comme moi, qu’il faudra malheureusement un événement grave pour que ça bouge. Or nous avons déjà eu des situations graves en Suisse. Deux personnes d’origine africaine sont décédées dans des incidents impliquant des policiers à Lausanne. Mais les enquêtes ne sont pas encore terminées. Nous ne pouvons donc pas affirmer définitivement qu’il s’agissait de violences policières.
En général, les policiers se sentent intouchables et remettent rarement en question leurs pratiques ou leur institution. Comme fonctionnaires d’un service public, ils ne sont pas axés sur le profit ou soumis à la concurrence du marché libre. Mais ce statut n’aide pas lorsque l’on cherche à changer les mentalités ou le mode de gestion de l’institution. La police a la loi de son côté ainsi que des pouvoirs opérationnels exclusifs et exceptionnels que n’a aucun autre citoyen ou agent de l’État.
C’est pourquoi je pense qu’il est essentiel d’établir des instances de recours tels qu’un organe de contrôle indépendant et externe pour contrôler les pratiques policières.
Existe-t-il actuellement un tel organisme?
Pour l’instant, il n’y a rien de tel. Tout se fait en contrôle interne. Et sur les 300 forces de police qui existent en Suisse, seules trois ont une sorte d’organe de surveillance. Par exemple, la police cantonale genevoise, dans l’une des régions les plus internationales de notre pays, dispose d’un inspectorat général des services. Mais tout cela reste interne. J’ai donné des cours à 3500 policiers genevois et je sais que par le passé plusieurs d’entre eux étaient violents ou posaient des problèmes.
Il y a certainement des policiers qui sont très innovants, progressistes et qui veulent changer. Mais en général, les efforts de réforme sont bloqués.
Économiste de formation, Frédéric Maillard est un chercheur et conseiller auprès des polices cantonales de Suisse depuis de nombreuses années. Analyste des pratiques policières, il tient une chronique dans un blogLien externe hébergé par le site du journal Le Temps.
Traduit de l’anglais par Frédéric Burnand
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