1991, l’année où le dernier bastion masculin de Suisse est tombé
En 1990 encore, les hommes d'Appenzell Rhodes-Intérieures refusaient aux femmes le droit de vote au niveau cantonal. Swissinfo.ch s'est entretenu avec des Appenzelloises sur les raisons de ce refus et l'évolution de la situation depuis.
Cela semble pourtant inconcevable: dans le demi-canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures, où vivent quelque 16’000 personnes, une majorité d’hommes refusaient il y a un peu plus de 30 ans d’accorder les droits politiques aux femmes.
«Grüezi»: que ce soit sur la place ou devant le bâtiment du gouvernement, la commune d’Appenzell est probablement le seul chef-lieu cantonal où des inconnus vous saluent dans la rue. Les autochtones en parlent comme d’un village.
Le 7 février 1971, les hommes de Suisse ont dit oui au suffrage féminin. La Suisse est ainsi devenue un des derniers pays à introduire le suffrage universel. Volontiers présentée au niveau international comme un modèle de démocratie directe, la Suisse est donc en fait une jeune démocratie libérale.
swissinfo.ch consacre un de ses Points forts à cet anniversaire peu glorieux. Il s’ouvre avec un reportage en Appenzell Rhodes-Intérieures qui a été en 1991 le dernier canton de Suisse à introduire le suffrage féminin aux niveaux cantonal et communal.
SWI swissinfo.ch organisera le 4 mars un débat public numérique sur le thème «50 ans de suffrage féminin: une vieille question de pouvoir et un nouveau combat avec de nouvelles personnalités».
Anju Rupal y vivait déjà à la fin des années 1980. À son arrivée, elle n’avait aucune idée du déficit démocratique qui y régnait, mais «des amies m’ont envoyé des articles du New York Times et du Guardian», se souvient cette Britannique d’origine indienne. C’est ainsi qu’elle a appris que les femmes n’avaient pas le droit de vote là où elle vivait. Cela peut sembler naïf, mais à l’époque, Anju Rupal supposait que tout le monde avait des droits politiques dans les démocraties occidentales.
Elle a été rapidement acceptée dans les Rhodes-Intérieures. Cela tient à sa nature, mais également au fait qu’elle était mariée avec un Appenzellois. «Ici, on vous demande toujours ‘À qui appartiens-tu?’», explique-t-elle, autrement dit à quelle famille, à quelle tribu. Elle est bien consciente que ce genre d’attitude est certainement un des facteurs qui expliquent pourquoi ce bastion masculin a exclu si longtemps les femmes.
Comme son mariage lui a permis d’obtenir un passeport suisse, elle était là lorsque les Appenzelloises ont pu participer pour la première fois à la Landsgemeinde. En se le rappelant, elle paraît aujourd’hui encore euphorique. «J’étais si enthousiaste que j’ai voté des deux mains –c’étaient certainement les seules mains à la peau brune ce jour-là.»
Contre la Suisse à la Walt Disney des hommes
Les Rhodes-Intérieures ont joué un rôle marginal dans le mouvement des femmes suisses. Au niveau national, le suffrage féminin n’a été introduit qu’en 1971, soit 65 ans après la Finlande, qui a été la pionnière en Europe, et douze ans après le canton de Vaud, le pionnier en Suisse.
La décision a été prise lors d’une votation populaire à laquelle seuls les hommes ont participé. L’année suivante, presque tous les cantons avaient fait de même. Toutefois, il a fallu attendre 1989 pour que le canton voisin d’Appenzell Rhodes-Extérieures décide, lors d’une Landsgemeinde, de les rejoindre. Alors que les femmes des Rhodes-Extérieures avaient transmis une pétition au Parlement suisse, celles des Rhodes-Intérieures ne se sont guère manifestées au niveau national. Ce canton n’avait pas de véritable mouvement de femmes et des féministes des grandes villes dirent de lui à la télévision suisse qu’il avait quelque chose de Walt Disney. Et lorsque les Femmes socialistes suisses se réunirent à Appenzell à la fin des années 1980 pour leur assemblée annuelle, elles ne furent pas vraiment les bienvenues. Les Rhodes-Intérieures ont toujours eu de forts réflexes de défense face aux intrusions extérieures.
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La longue marche des femmes
«Ici, il y a surtout eu des combattantes solitaires telles qu’Ottilia Paky-Sutter ou l’artiste Sibylle Neff qui a protesté pendant la Landsgemeinde en jetant des assiettes par la fenêtre», raconte l’historienne de l’art Agathe Nisple. L’action la plus importante a été une annonce dans la presse dans laquelle des femmes manifestaient leur soutien au suffrage féminin. Pourtant ici, à l’aube du 20e siècle déjà, de nombreuses femmes apportaient le revenu principal du foyer grâce au succès de la broderie, relève l’historienne. Mais la sphère politique restait réservée aux hommes.
L’Appenzelloise Ottilia Paky-Sutter s’est retrouvée dans une situation inverse à celle de la Britannique Anju Rupal. Cette pionnière de la lutte pour le suffrage féminin a perdu son passeport suisse en 1947 en raison de son mariage avec un Autrichien, une expérience de l’exclusion qui a favorisé sa politisation.
«Appenzelloise pure», elle était aussi une star de la musique populaire et a tenu un magasin de costumes traditionnels. Sa famille et elle ont récupéré la nationalité suisse lors de la Landsgemeinde de 1952 contre le paiement de 2500 francs, ce qui représenterait aujourd’hui, compte tenu de l’évolution du pouvoir d’achat, environ 12’000 francs. Cette expérience l’a marquée pour la vie et a fait d’elle une défenseuse combative du suffrage féminin.
À la fin des années 1970, elle a organisé des réunions auxquelles participaient une soixantaine de femmes. À l’époque, les opposants au suffrage féminin affirmaient volontiers que seules les femmes qui n’étaient pas nées dans la région se plaignaient de l’absence de droits politiques. Ottilia Paky avait souhaité les contrer en publiant une annonce signée par autant de femmes que possible. Mais elle a abandonné son projet de former un mouvement parce que seules 25 d’entre elles étaient prêtes à le faire.
Âgée aujourd’hui de 65 ans, Agathe Nisple a grandi à Appenzell, mais a ensuite passé des périodes hors du canton pour ses études et pour travailler. Au niveau national, elle fait partie de la première génération de Suissesses qui ont eu le droit de vote et d’éligibilité durant toute leur vie adulte. Dans son canton d’origine en revanche, elle a été longtemps réduite à observer la politique sans pouvoir y participer. «Il y a 30 ans déjà – et, d’un autre côté, 30 ans seulement», dit l’Appenzelloise en levant les mains au ciel.
La Landsgemeinde exclusivement masculine a une nouvelle fois rejeté le suffrage féminin en 1990, ce qui a entraîné le dépôt d’une plainte signée par une centaine de personnes au Tribunal fédéral. Le 26 novembre 1990, la plus haute instance judiciaire de Suisse l’approuvait à l’unanimité.
«J’ai été reconnaissante au Tribunal fédéral pour sa décision, dit Agathe Nisple. Sans quoi nous n’aurions peut-être toujours pas de suffrage féminin aujourd’hui.» En1990, tous les hommes du Parlement appenzellois y étaient favorables – mais les hommes réunis pour la Landsgemeinde en ont décidé autrement.
Comme c’est souvent le cas lorsque les hommes refusent des droits, des espaces ou des postes à l’autre sexe, de nombreux opposants au suffrage féminin ne se montraient pas ouvertement sexistes. Ils faisaient par exemple valoir que la place était trop petite pour y accueillir également les femmes. Dans une discussion à la télévision, un opposant a même prétendu que la Landsgemeinde était l’équivalent pour les hommes de la fête des mères pour les femmes. Il n’avait pas pensé au fait que toutes les femmes ne sont pas mères. Nous avons même entendu parler d’un cas où la police avait dû protéger la fille d’une partisane du suffrage féminin sur le chemin de l’école.
Au début du 19e siècle, huit cantons décidaient des affaires publiques au cours de Landsgemeinde. Aujourd’hui, ces assemblées de citoyens ne sont plus organisées que dans deux cantons, les Rhodes-Intérieures et Glaris. Dans le canton voisin d’Appenzell Rhodes-Extérieures, la majorité des hommes avait approuvé le suffrage féminin en 1989. Ce vote a fortement ébranlé la confiance en cette forme originelle de démocratie directe qu’avaient auparavant les opposants au suffrage féminin et les défenseurs de la Landsgemeinde. Il a ainsi marqué le début de la fin de cette institution abolie à la fin des années 1990.
Agathe Nisple a toujours dit ouvertement qu’elle était favorable au suffrage féminin. «Dans ma jeunesse déjà, les garçons se moquaient de nous dans les cafés. Ils disaient que c’était inutile, qu’on en avait pas besoin. Mais elle a toujours répondu aux provocations de manière constructive et avec des explications. «Parfois, je me demande si c’était la bonne chose à faire.»
Une Landsgemeinde pour les deux sexes
La première Landsgemeinde en présence des femmes s’est déroulée sans conflit en 1991. «J’ai été très surprise – mais aussi très heureuse», dit Agathe Nisple. Les femmes constituaient environ un tiers des personnes présentes, mais une seule d’entre elles a pris la parole. «On s’expose en le faisant», dit-elle. «Avoir une opinion différente demande de la force, mais cela fait partie du jeu.» Chaque argument présenté sur le podium peut faire basculer l’opinion. Aujourd’hui encore, Agathe Nisple aime ce rituel démocratique.
Dans le reste de la Suisse, beaucoup considèrent que la Landsgemeinde est un modèle dépassé. Comme elle a lieu à un endroit et en un jour précis, les malades et les absents sont exclus du vote. Et évidemment tout le monde peut voir ce que les autres votent. Une des conditions fondamentales pour le bon fonctionnement de la démocratie, le secret du vote, n’est donc pas garanti. «La dynamique de groupe a certainement joué un rôle dans le refus du suffrage féminin. Ce n’était pas ‘in’ d’y être favorable – qu’on soit une femme ou un homme.»
Au début des années 1990, le forum des femmes s’est constitué en association. Des femmes sont devenues juges ou députées au Grand conseil. La carrière de Ruth Metzler l’a conduite jusqu’au Conseil fédéral – et elle reste la femme la plus connue issue du plus petit canton de Suisse. Mais comparée au reste de la Suisse, la proportion de femmes au parlement cantonal reste aujourd’hui encore extraordinaire faible.
Seules onze des 50 députés sont des femmes. Gerlinde Neff-Stäbler est l’une d’entre elles. Elle se souvient de son arrivée dans la rue principale d’Appenzell il y a une trentaine d’années. C’était un mercredi. «La vieille ville était pleine de fumée. Il y avait des hommes partout avec leurs pipes et leurs cigarillos qui vaquaient à leurs occupations: les agriculteurs, les marchands de bétail, les meuniers et les marchands de farine.» Des femmes aussi? «Aucune femme. Je débarquais de Stuttgart et je me demandais où j’étais. Un véritable attroupement d’hommes.» Gerlinde Neff-Stäbler venait de la grande ville allemande pour travailler comme infirmière en Suisse orientale. Elle a rapidement changé de métier pour exploiter une ferme d’alpage avec son époux, un Appenzellois.
Aujourd’hui, elle représente les paysans au Parlement cantonal. «J’ai un tempérament modéré et ne suis pas une combattante enflammée». Quand elle suit les débats du Parlement allemand, elle est contente que le ton soit plus amène dans celui de son canton. «Mais je suis convaincue qu’il faut des femmes qui sachent élever la voix.» Des revendications bruyantes à leur mise en œuvre, bien des choses se perdent en chemin. «On peut espérer que ce qui restera, ce sera l’égalité.»
Récemment, un homme lui a dit qu’il n’a plus participé à une Landsgemeinde depuis que les femmes ont le droit de vote. «Il y a toujours des hommes auxquels ça déplaît. Et il y a toujours des femmes qui n’y vont pas», dit Gerlinde Neff-Stäbler.
(Traduction de l’allemand: Olivier Huether)
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