À quel point faut-il encourager les femmes en politique? La question divise
Le Parti socialiste voudrait ne présenter que des femmes, idéalement mères, à la succession au Conseil fédéral. En se portant candidat contre l’avis de sa formation, le ténor du parti Daniel Jositsch a relancé un débat sur la discrimination, qui rappelle que la question de la place des femmes aux plus hautes fonctions n’est toujours pas neutre.
Avec la démission surprise de la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, qui quittera le gouvernement à la fin de l’année, se pose la question de sa succession. Une succession à enjeux pour son parti, le Parti socialiste (PS), soucieux de cohérence avec ses valeurs d’inclusion – a fortiori à un an des élections fédérales. Le groupe parlementaire socialiste doit trancher ce vendredi 18 novembre sur le nombre de candidatures et les critères à remplir pour figurer sur le ticket; les noms seront désignés une semaine plus tard et l’élection aura lieu le 7 décembre.
Dès l’annonce du départ de la ministre, la direction du PS a fait part de son souhait de présenter un ticket composé de deux femmes, excluant toute candidature masculine. Ce positionnement peut être considéré de manière purement mathématique: les socialistes disposent actuellement de deux sièges au Conseil fédéral. L’un est occupé depuis 2012 par un homme, Alain Berset, qui n’a pour l’heure pas manifesté son intention de le libérer; l’autre a été occupé pendant douze ans par une femme et devrait donc, selon une logique paritaire, être repourvu par une femme.
Mais tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. Le conseiller aux Etats (sénateur) zurichois Daniel Jositsch, représentant l’aile la plus à droite du PS, a décidé de se porter candidat, en faisant fi de l’aval de son parti. Dans l’émission Forum de la RTS, il s’est dit favorable à une représentation plus égalitaire des femmes et des hommes, tout en critiquant la méthode: «Cela n’a rien à voir avec l’égalité si on dit que les hommes ne peuvent pas se présenter», a dénoncé ce professeur de droit à la ville.
Il n’est pas seul à le penser. Daniel Jositsch fait partie de la Plateforme réformiste, composée de plusieurs socialistes à l’orientation sociale-libérale, qui invite le groupe parlementaire à opter pour un ticket à trois, dont une candidature masculine au maximum.
Pour une partie du monde politique et des éditorialistesLien externe, éliminer d’emblée les hommes est non seulement une «erreur» de nature à frustrer les ambitions de candidats qualifiés, mais il s’agit surtout d’une stratégie «antidémocratique», «discriminatoire» et «contraire à la constitution». C’est aussi un «outrage aux femmes» et «une nouvelle tutelle qui ne dit pas son nom», soutient une chroniqueuse du TempsLien externe.
Les femmes toujours sous-représentées
Dans la presse dominicaleLien externe, la conseillère aux Etats bâloise Eva Herzog, elle aussi candidate à la succession de Simonetta Sommaruga, rétorque que les postes à responsabilité ne se multiplient pas par magie. «La promotion des femmes a pour conséquence qu’il y a moins de place pour les hommes, dit-elle. Je trouve difficile d’appeler cela de la discrimination.»
Le discours sur les «femmes quotas» n’est pas nouveau, mais «sans quotas, rien ne change», assène Sabine Kradolfer, chargée de projet égalité des chances et diversité, co-directrice du livre Femmes et politique en Suisse paru en 2021. Elle estime que la décision du PS est une «mesure compensatoire» nécessaire pour s’assurer d’une juste représentation des genres au gouvernement, cohérente avec son programme et rationnelle, puisqu’elle évite de perdre de l’énergie dans des candidatures qui n’auraient aucune chance d’aboutir.
Pour elle, les arguments contre le ticket 100% féminin sont surtout le reflet de changements sociétaux radicaux qui peuvent crisper. «On peut comprendre que ce soit violent de dire à des hommes qui ont tout fait juste pour arriver au pied du Conseil fédéral qu’il faudra encore attendre», concède-t-elle. Mais, rappelle la spécialiste, c’est ce qu’ont vécu les femmes jusqu’il y a quelques années.
Dans l’histoire de la Suisse moderne, 110 personnes se sont succédé au Conseil fédéral, dont 37 depuis 1971, l’année où les femmes ont obtenu le droit de vote et d’éligibilité. La Confédération a depuis compté neuf femmes aux plus hautes fonctions.
Si les femmes n’ont jamais été aussi nombreuses au Parlement fédéral, elles y restent encore sous-représentées.
C’est le cas dans toutes les institutions politiques, et de manière encore plus significative à l’échelon local.
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Mère et conseillère fédérale?
Dans ce contexte, «on accusera [Daniel Jositsch] d’être (…) un lady killer» qui «accepte ouvertement d’empêcher une femme PS d’accéder au Conseil fédéral», lit-on dans un commentaire de la Neue Zürcher ZeitungLien externe.
Le journal alémanique estime toutefois que sa candidature «pourrait éviter à ses camarades de s’enfoncer définitivement dans l’impasse identitaire et idéologique du genre». La jeune garde à la présidence du PS a en effet une idée assez précise de la candidature parfaite. Simonetta Sommaruga devrait non seulement être remplacée par une femme, mais l’idéal serait que sa successeure soit une mère d’enfants en âge scolaireLien externe, à l’exemple de la Première ministre finlandaise Sanna Marin, qui a une fille de 4 ans, ou de la Néo-Zélandaise Jacinda Ardern, devenue mère pendant son mandat.
A ce jour (la date butoir est le 21 novembre), trois femmes sont en lice aux côtés de Daniel Jositsch: Eva HerzogLien externe, la Bernoise Evi AllemannLien externe, ancienne députée au Parlement fédéral et actuellement ministre au sein du gouvernement de son canton, ainsi que la sénatrice jurassienne Elisabeth Baume-SchneiderLien externe. Toutes trois ont à leur actif une solide expérience à des fonctions politiques cantonales et nationales. Mais une seule, Evi Allemann, est mère de jeunes enfants.
Une membre de gouvernement avec des enfants à charge serait une première dans le pays: jusqu’alors, les ministres femmes étaient soit sans enfant, soit mères d’adolescents ou d’adultes. S’il n’est pas le plus répandu, le cas de figure n’est en revanche pas inédit pour les hommes: Alain Berset a par exemple accédé au poste avec trois enfants, dont le plus jeune avait deux ans.
Ce qui donne lieu à un autre débat: la vie de famille est-elle vraiment incompatible avec la fonction? Ou ne pose-t-on ce dilemme qu’aux femmes? Eva Herzog le pense. Dans son interview au Sonntagsblick, elle explique que quand ses enfants étaient encore jeunes, la plupart des journalistes l’interrogeaient sur le sujet. Evi Allemann a aussi eu droit récemment à une question similaire. «Aujourd’hui encore, la situation familiale n’entre en jeu que pour les femmes, déplore Eva Herzog dans l’article. Comme si on cherchait n’importe quel argument pour nous tenir à l’écart des postes importants.»
Sabine Kradolfer nuance toutefois. Être conseillère ou conseiller fédéral est une fonction très exigeante, souligne-t-elle. On n’est pas remplaçable, les journées débordent souvent sur les soirs et les week-ends, ce qui peut être compliqué quand on a des enfants ou d’autres personnes à charge – Simonetta Sommaruga a par exemple démissionné pour s’occuper de son mari, victime d’un AVC. Des hommes aussi ont d’ailleurs déjà renoncé à briguer la fonction en invoquant leurs responsabilités familiales, comme le sénateur libéral-radical Andrea Caroni en 2018.
Inégalités structurelles
Pour autant, la question de la place des femmes en politique ne peut pas être détachée des inégalités qui subsistent dans l’ensemble de la société suisse. «On peut se réjouir que des hommes n’aient pas envie de faire l’impasse sur une vie de famille», note Sabine Kradolfer. Elle ajoute toutefois que la répartition traditionnelle des rôles dans la sphère familiale – où l’homme apporte l’argent et la femme est en soutien -, est toujours bien présente. «A l’heure actuelle, on n’a pas les structures pour permettre aux deux membres d’un couple de fonctionner dans des postes à hautes responsabilités».
La Suisse est encore très mal classée en comparaison internationale en ce qui concerne les structures de garde extra-familiale (parmi les plus chères au monde et en nombre insuffisant pour répondre à la demande) ou la durée du congé paternité (qui était de 1 jour avant de passer à deux semaines en 2021). Lorsqu’une carrière doit être sacrifiée, il s’agit principalement de celle de la femme, souvent moins rémunératrice. C’est aussi majoritairement elle qui réduit son temps de travail à l’arrivée d’un enfant: en Suisse, six femmes actives sur dix travaillent à temps partiel, un taux quasiment record en Europe, contre moins de 18% des hommes. Et dans les ménages avec enfants, les mères assument encore l’essentiel du travail domestique.
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Le PS espère justement qu’une ministre mère permettrait de faire bouger les choses. Cela pourrait non seulement pousser à réorganiser la fonction de sorte pour la rendre conciliable avec une vie privée – par exemple en augmentant le nombre de membres du Conseil fédéral ou en redistribuant certains départements – et contribuer à une meilleure prise en compte de ces thématiques, «qui n’ont jusqu’ici pas été portées par les hommes au Conseil fédéral», estime Sabine Kradolfer. La spécialiste appelle toutefois à se garder de faire porter tout le poids de ces questions à une femme érigée en symbole, comme on a pu le faire avec les premières femmes en politique.
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