Alors que la Suisse quitte Haïti, les ONG helvétiques luttent pour rester
La Suisse met fin à sa coopération bilatérale au développement en Haïti. Cette décision n’empêche toutefois pas les ONG helvétiques de poursuivre leur travail alors que l’île des Caraïbes est au bord de l’effondrement.
En Haïti, le début de l’année scolaire 2022-2023 s’est révélé bien différent de ceux qu’a vécus le pays dans son histoire récente. Après plusieurs semaines de retard dû à la violence des gangs, les écoles ont finalement ouvert leurs portes en octobre dernier, avant d’être la cible de pillages de la part de groupes armés. C’est le cas d’un lycée de Pétion-Ville, dans la banlieue de la capitale Port-au-Prince.
«Les enfants vivaient en état de siège», se souvient Guerty Aimé, coordinatrice nationale de Terre des Hommes Suisse en Haïti. Les cours n’ont pu être organisés que de manière irrégulière, mais les parents ont continué à envoyer leurs enfants malgré les risques, indique-t-elle. Le choix est simple: «Soit tu vas à l’école, soit tu rejoins un gang», explique Guerty Aimé. Les groupes criminels recrutent activement des personnes mineures.
Les gangs ayant pris le contrôleLien externe de plus de la moitié de la capitale et envahissant d’autres parties de l’île, la violence armée contre les écoles a été multipliée par neufLien externe au cours de l’année écoulée, selon les Nations Unies. Des quartiers entiers vivent dans la peur. Les meurtres et les enlèvements se multiplient. L’épidémie de choléra en octobre dernier, couplée à des troubles sociaux faisant suite au mécontentement populaire envers le gouvernement, n’a fait qu’aggraver la situation.
Dans ces conditions précaires, la Suisse, sixième bailleur de fonds du pays, prépare son retrait d’Haïti après avoir décidé en 2020 de mettre fin à toute coopération bilatérale au développement en Amérique latine et dans les Caraïbes. Elle accélère même son départ en raison des risques de sécurité sur le terrain: son appui financier se terminera à la fin de l’année, un an plus tôt que prévu.
«Progrès réduits à néant»
«Cette décision implique une réduction importante des ressources financières mises à disposition par la Suisse dans le développement d’Haïti», admet Elisa Raggi, porte-parole du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). En 2020, le gouvernement disait vouloir se concentrer sur un nombre réduit de régions – l’Afrique subsaharienne, l’Asie, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, ainsi que l’Europe de l’Est – en vue d’une utilisation plus efficace de la coopération au développement. Mais les critiques, y compris le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit au développement, se sont inquiétés du fait que la Suisse fondait ses décisions financières sur ses intérêts à long terme plutôt que sur l’objectif de réduction de la pauvreté.
En jeu en Haïti, des dizaines de projets bilatéraux dans des domaines tels que la productivité agricole, les réformes économiques et la bonne gouvernance, que la Suisse finance cette année à hauteur de 10 millions de francs (10,2 millions de dollars).
Dès l’an prochain, son engagement bilatéral passera de la coopération au développement à l’aide humanitaire, pour répondre aux besoins immédiats tels que l’alimentation et l’eau et améliorer la réponse aux catastrophes. L’ambassade à Port-au-Prince a déjà été remplacée par un bureau d’aide humanitaire. Mais le budget de cette dernière n’atteindra pas celui de la coopération au développement: il s’élèvera à 5,9 millions de francs pour 2024, soit un peu plus de la moitié de celui de la coopération au développement en 2023.
La Suisse est le sixième pays donateur d’Haïti, derrière les États-Unis, le Canada, la France, l’Espagne et les institutions de l’Union européenne. En 2021, la France a décidé d’augmenter son aide au développement pour atteindre 0,55% de son produit intérieur brut et de la recentrer sur son ancienne colonie, Haïti, entre autres pays. La situation sur l’île est fragile depuis le tremblement de terre de 2010 qui a dévasté une grande partie du territoire, et elle s’est aggravée depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021. Les groupes armés, estimés à environ 200, se livrent à diverses activités criminelles, notamment l’intimidation, l’extorsion, le trafic de drogue et le blanchiment d’argent.
Sources: DDC, DFAE
Le retrait de la Suisse survient alors que l’économie haïtienne se trouve dans une situation critique, après trois années consécutives de contraction. Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, se trouve au bord de l’effondrement, avertissent les organisations humanitaires. Selon la Banque mondiale, la crise actuelle «a réduit à néant les progrès réalisés en matière de réduction de la pauvreté». Même la Direction du développement et de la coopération (DDC) a reconnu, dans un rapport, que les effets de la coopération internationale, qui représente environ 10% du PIB d’Haïti, étaient «difficilement perceptibles».
Du reste, la Suisse insiste sur le fait qu’elle n’abandonne pas le peuple haïtien. La DDC s’engage à se retirer progressivement et de manière «responsable», a-t-elle déclaré. Elle continuera à financer le développement d’Haïti via des canaux multilatéraux, selon Elisa Raggi, qui n’a néanmoins pas souhaité divulguer de montant. La Suisse restera également membre du conseil d’administration de la Banque interaméricaine de développement, principale source de financement multilatéral pour les pays les plus vulnérables de la région, précise Elisa Raggi.
Selon Caritas Suisse, qui gère plusieurs projets financés par la Confédération en Haïti, la réorientation de la DDC n’est pas forcément malvenue, vu les multiples crises auxquelles est confrontée la population haïtienne. «Le maintien d’une présence humanitaire est absolument essentiel et bienvenu», relève Conor Walsh, directeur national de l’ONG en Haïti.
Mais l’organisation, qui poursuit à la fois des activités humanitaires et de développement, estime que le premier secteur doit mener à l’autre: «L’aide humanitaire doit toujours s’inscrire dans une perspective à plus long terme en renforçant la capacité d’une communauté à se rétablir, à se reconstruire et, en fin de compte, à retrouver son bien-être économique et social», souligne Conor Walsh.
L’un des projets déployés par Caritas offre une formation professionnelle tout en renforçant les normes de qualité, principalement dans le secteur de la construction. Le financement suisse parvenant à son terme, l’organisation a remanié le projet pour qu’il s’achève cette année, après un peu plus de quatre ans, au lieu de se poursuivre pendant deux autres phases comme prévu initialement.
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Caritas cherche désormais de nouveaux donateurs pour financer ces prochaines phases, ainsi qu’un autre projet qui aide les familles paysannes du nord-ouest du pays à accroître leur productivité agricole de manière durable. La DDC a proposé de soutenir l’ONG dans ses recherches, en lui facilitant l’accès à des sources de financement potentielles, comme elle le fait pour d’autres projets qu’elle a financés jusque-là, note Elisa Raggi.
Pour Terre des Hommes Suisse, qui promeut l’accès à l’éducation en Haïti, la fin de l’engagement de la coopération helvétique n’aura pas d’impact sur ses opérations quotidiennes, car l’organisation reçoit des fonds de Berne pour l’ensemble de ses programmes à travers le monde, et non pour des projets ou des pays particuliers, indique son secrétaire général, Christophe Roduit.
Un environnement opérationnel difficile
Si ses fonds ne sont pas affectés par le retrait de la Suisse, Terre des Hommes Suisse rencontre toutefois continuellement des soucis financiers en Haïti. Avec une inflation de 40% et des pénuries de carburant qui mettent à mal la chaîne d’approvisionnement, les prix des biens de consommation courante ont explosé, au point que même les repas scolaires sont devenus chers, pointe Guerty Aimé.
«Bien que nous recevions toujours un soutien [financier] pour nos programmes, les besoins ont changé et se sont multipliés», constate-t-elle. L’ONG poursuit néanmoins son travail. Elle s’appuie désormais davantage sur ses partenaires locaux pour maintenir ouvertes la plupart des 17 écoles qu’elle aide à gérer. La priorité est d’assurer la sécurité des enfants sur le chemin de l’école et au sein de l’établissement.
Caritas est déterminé à rester en Haïti, malgré le retrait de la Suisse et la violence persistante. Corn Walsh gère désormais les programmes depuis la République dominicaine voisine. Les 35 collaboratrices et collaborateurs locaux de l’organisation ne se rendent au bureau de Port-au-Prince que lorsque les conditions de sécurité le permettent et travaillent à domicile quand Internet et l’électricité sont disponibles. Quant aux partenaires locaux, ils n’ont eu de cesse d’être touchés par des pillages en septembre dernier.
«Tout, absolument tout, a été volé dans leurs bureaux et le personnel a dû tout recommencer», indique Corn Walsh. En dépit de ces difficultés, le projet de l’ONG dans le nord-ouest a contribué à la construction de routes et les familles paysannes poursuivent leur production agricole. Ce, grâce principalement à la résilience des agricultrices et agriculteurs ainsi que du personnel local, selon Corn Walsh.
L’équipe a été contrainte d’abandonner certaines parties du projet en raison des difficultés rencontrées pour obtenir les matériaux à temps, ajoute-t-il. Les déplacements en dehors de la capitale ne sont plus possibles que par avion en raison des troubles sociaux et des barrages mis en place par des gangs armés.
«Trop vulnérable pour être laissée à elle-même»
Compte tenu de tous ces obstacles et des besoins croissants, l’ONU et ses partenaires ont doublé leur appel de fonds pour Haïti par rapport à 2022, pour atteindre 715 millions de dollars, et appellent la communauté internationale à ne pas abandonner l’île.
«Nous ne voyons pas la lumière au bout du tunnel dans cette crise, ce qui peut provoquer une certaine lassitude [des donateurs] et ralentir la générosité, explique Christophe Roduit. C’est tout à fait compréhensible. Mais c’est précisément parce que nous sommes peut-être dans la partie la plus sombre de ce tunnel que nous devons agir.»
De nombreux problèmes restent difficiles à résoudre. Mais une chose est sûre: «Haïti est tout simplement trop vulnérable pour être laissée à elle-même», affirme Corn Walsh.
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Zélie Schaller
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