Bakounine et les horlogers jurassiens
La Suisse peut être considérée comme le berceau de l’anarchisme. Les traces du mouvement libertaire accompagnent un siècle et demi d’histoire helvétique. Les explications de Marianne Enckell, archiviste au Centre international de recherche sur l’anarchisme (CIRA) de Lausanne.
En 1872, la Fédération du Jura, une organisation ouvrière, convoque à Saint-Imier les délégués du groupe antiautoritaire qui s’opposent à la politique centralisatrice de la Première Internationale. Karl Marx vient alors d’exclure Michaïl Bakounine et d’autre anarchistes du mouvement fondé en 1864 à Londres.
swissinfo.ch: Quelle a été l’importance du congrès de Saint-Imier dans l’histoire du mouvement anarchiste?
Marianne Enckell: On peut affirmer que le mouvement anarchiste est né à cette occasion, bien que le congrès de 1872 ne fut pas à proprement parler un congrès anarchiste. Il s’agissait plutôt d’un congrès antiautoritaire, fédéraliste, par opposition au pouvoir central de l’Association internationale des travailleurs (la Première Internationale).
Parmi les nombreuses décisions prises à cette occasion, la plus célèbre et la plus emblématique est l’affirmation selon laquelle le premier devoir du prolétariat est la destruction de tout pouvoir politique. Le congrès a également signé un pacte de solidarité entre les groupes représentés, sur la base de deux principes: l’autonomie et le fédéralisme.
L’idée étant que chaque personne est autonome et qu’elle adhère à un groupe sur une base volontaire. Un groupe se joint à d’autres groupes de manière fédéraliste, maintenant ainsi son autonomie à tous les niveaux. La fédération sert à développer les contacts, à développer la solidarité en cas de grève ou d’insurrection. Mais à ce moment, on ne parle pas encore d’insurrection finale.
Quel rôle a joué Bakounine dans toute cette affaire?
L’idée anarchiste est déjà présente depuis une cinquantaine d’années, puisqu’elle avait été énoncée par Proudhon. Mais il n’existe pas de groupes anarchistes, ni de mouvement anarchiste. La clé de la naissance du mouvement fut la rencontre entre Bakounine et les horlogers de la vallée de Saint-Imier.
Bakounine a derrière lui une longue expérience de la révolution, il a voyagé partout en Europe, il est sorti de la prison russe, mais il reste lié au modèle révolutionnaire de la première moitié du 19e siècle, aux confréries secrètes, aux petits groupes conspirationnistes.
En 1869, il se rend au Locle pour donner des conférences et rencontrer les horlogers qui viennent de créer la première société de résistance autonome. Ces ouvriers veulent s’organiser eux-mêmes, s’éduquer, obtenir de meilleures conditions de travail.
On assiste à la rencontre entre un théoricien de la révolution et des personnes qui font leurs premières expériences concrètes d’organisation. La séduction réciproque opère. Peu à peu, les Jurassiens exposent leurs positions anarchistes et Bakounine commence à s’intéresser davantage aux questions pratiques du mouvement ouvrier.
La Fédération du Jura ne fera pas long feu. Mais en Suisse, le mouvement anarchiste survit…
Durant la première moitié du 20e siècle, le cœur du mouvement se situe à Genève, où Luigi Bertoni publie la revue bimensuelle Il Risveglio/Le Réveil. Avant la Première Guerre mondiale, le syndicalisme révolutionnaire prend également pied en Suisse francophone, avec la Fédération des unions ouvrières.
Après la guerre, de nouveaux groupes syndicalistes d’action directe voient le jour. A Genève, c’est la Ligue d’action du bâtiment, menée par Lucien Tronchet. Mais dans les années ’20, les anarchistes se préoccupent en premier lieu de la lutte contre le fascisme.
En 1917, les Bolcheviks prennent le pouvoir en Russie. Comment les anarchistes réagissent-ils?
La Révolution russe exerce indéniablement une séduction sur le mouvement anarchiste. Mais très rapidement, Luigi Bertoni met en garde contre la nouvelle bureaucratie rouge. Les nouvelles de Russie parviennent avec du retard et sont souvent contradictoires. Mais quand il apprend l’expulsion des anarchistes de Russie, les relations entre communistes et anarchistes deviennent très tendues, surtout à Genève, où les communistes sont passablement puissants.
Néanmoins, dans les années ’20, les communistes, les socialistes et les anarchistes s’unissent dans les syndicats d’action directe et participent ensemble durant la crise des années ‘30 à des chantiers autogérés.
Et qu’en est-il de la guerre civile espagnole?
Lucien Tronchet, qui a de nombreux contacts utiles pour passer clandestinement la frontière, envoie des camions d’aide humanitaire en Espagne. Des armes sont cachées parmi l’aide humanitaire. Les contacts espagnols de Tronchet réclament des armes, mais ne veulent pas d’hommes, surtout des hommes non préparés au combat. C’est pourquoi les anarchistes qui partent pour l’Espagne ne sont pas très nombreux. Mais il y a d’autres volontaires qui combattent dans les colonnes anarchistes et transmettent leur expérience, non seulement de la guerre, mais aussi du changement social, de la révolution.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les activités anarchistes sont interdites en Suisse. Dans quel état se trouve le mouvement anarchiste après 1945?
Durant les premières années d’après-guerre, le mouvement anarchiste est très faible. Personnages de référence pour les anarchistes de Suisse germanophone, Luigi Bertoni et le médecin zurichois Fritz Brupbacher décèdent. L’activité anarchiste est réduite à bien peu de choses. Le mouvement reprend vie en 1968, comme dans d’autres parties du monde, ou peut-être même un peu plus tôt, dans les années ’60, en particulier au-travers de l’antifranquisme et de la lutte pour la liberté en Espagne.
Il s’agit d’un mouvement différent du précédent, un mouvement de jeunes, des étudiants plus que des ouvriers, pas un mouvement de masse. L’anarchisme est marqué par des cycles générationnels. Mai 68 est un marqueur important, mais il y a eu ensuite les années ‘80, avec le mouvement punk, puis les années ‘90, avec l’insurrection zapatiste au Mexique, qui marquera la naissance du mouvement altermondialiste, et, enfin, l’avènement d’Internet.
Nous avons évoqué de nombreux hommes dans cette interview. Les femmes ont-elles également joué un rôle dans l’histoire du mouvement anarchiste?
Longtemps, dans le mouvement anarchiste, on a parlé presque exclusivement de deux femmes emblématiques, Louise Michel, combattante lors de la Commune de Paris, et Emma Goldmann, juive russe émigrée aux Etats-Unis et promotrice de l’émancipation féminine. Mais il en existe d’autres, moins connues.
C’est le cas de la Lyonnaise Virginie Barbet, qui écrit dans la presse et s’entretient avec Bakounine. Elle promeut l’abolition de l’héritage et le refus du service militaire. Elle se réfugie pour quelque temps en Suisse. On peut également citer Margarethe Hardegger, syndicaliste, promotrice du contrôle des naissances et de l’amour libre. Ou encore Nelly Roussel, une Française qui tient de nombreuses conférences en Suisse sur l’émancipation des femmes. Elles ne sont pas nombreuses, mais elles existent bel et bien. Et aujourd’hui, les femmes sont très présentes dans le mouvement anarchiste.
Depuis 1963, Marianne Enckell est archiviste et bibliothécaire au Centre international de recherche sur l’anarchisme (CIRA) de Lausanne. Elle a publié plusieurs études sur l’anarchisme, parmi lesquelles un livre sur la Fédération du Jura et les origines du mouvement anarchiste en Suisse, qui en est à sa troisième édition en français.
Le CIRA abrite près de 20’000 livres, 4000 revues, 3000 manifestes, divers manuscrits et du matériel audiovisuel sur l’histoire et la pensée anarchiste. La plupart des documents sont en allemand, français, italien et anglais, mais le centre conserve également des écrits dans de nombreuses autres langues.
Au début du mois, le congrès anarchiste de St-Imier a réuni divers courants de l’anarchisme social.
A la veille de la rencontre, un des organisateurs, le syndicaliste vaudois Aristides Pedraza, a répété que « notre terrain n’est pas celui de la violence ».
Mais des individus et des groupes se réclamant de l’anarchisme, soutiennent la lutte armée. Le cas le plus connu en Suisse est celui de Marco Camenisch.
Militant écologiste radical, Camenisch a été condamné au début des années 80 à dix ans de réclusion pour deux attentats sur des installations électriques dans les Grisons.
Il s’est évadé peu après de la prison de Regensdorf (Zurich) et a vécu dans la clandestinité jusqu’à son arrestation en Italie en 1991.
Après avoir purgé une peine de 12 ans de prison en Italie pour des attentats sur des pylônes à haute tension et pour avoir blessé un carabinier, il a été extradé en Suisse en 2002 et reconnu coupable de l’assassinat d’un garde-frontière à Brusio en 1989.
Récemment, il s’est vu refuser la liberté conditionnelle malgré le fait qu’il ait purgé les deux tiers de sa peine.
Le parquet italien enquête depuis plusieurs années sur des groupes agissant souvent au nom de la Fédération anarchiste informelle (FAI – à ne pas confondre avec la Fédération anarchiste italienne). Ils sont accusés d’être les auteurs de divers attentats en Italie et Suisse.
Dans son dernier rapport annuel, la police fédérale estime que l’anarchisme radical représente une menace pour la sécurité de la Suisse.
swissinfo.ch
(Traduction de l’italien: Samuel Jaberg)
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