Avec Genève, la Suisse entre de plain-pied dans le 20e siècle
Penchant du côté de l’empire allemand depuis les années 1870, la Suisse rééquilibre prestement ses relations extérieures en direction de la France et des Etats-Unis en 1917. Berne pousse alors les atouts de Genève pour se mouvoir sur la scène internationale du XXe siècle née du fracas de la Première Guerre mondiale.
Tout commence par un scandale au printemps 1917. En charge des affaires étrangères, le Conseiller fédéral Arthur Hoffmann tente, avec l’aide du parlementaire socialiste Robert Grimm, de favoriser une paix séparée entre l’Allemagne et la Russie. De quoi changer le cours de la guerre au profit du Reich allemand. Ces tractations arrivent fin mai aux oreilles de la France qui les rend publiques, provoquant un scandale retentissant. Ce sera l’affaire Grimm-Hoffmann. Lien externe
Pour marquer le centenaire de la Société des Nations, swissinfo.ch publie une série d’articles éclairant ce moment charnière de l’histoire suisse, comme celle du monde. Avec la SDN prend naissance ladite Genève internationale.
Le 18 juin, le Conseil fédéral est saisi de l’affaire. «La situation était si grave que dans le court espace de quarante-huit heures, et sur l’intervention énergique du Conseiller fédéral SchulthessLien externe, Hoffmann dut se retirer et, de ma chambre, j’entendais le bruissement occasionné par le déménagement de ses nombreux dossiers. Et c’est alors que le Conseil Fédéral, dans la presse extrême qui était devenue la sienne, fit appel pour remplacer le magistrat infidèle, à M. Gustave Ador, Conseiller national, qui présidait à cette époque le Comité international de la Croix-Rouge à Genève», raconte le Genevois Lucien CramerLien externe dans ses Souvenirs (écrits pour sa famille au début des années 1950 et non publiés), alors qu’il était jeune diplomate en service à Berne.
«Le point culminant des tensions entre Suisses»
Comme l’explique l’historien Cédric Cotter dans sa thèse «(s’)Aider pour survivreLien externe», l’affaire Grimm-Hoffmann «constitue le point culminant des tensions entre Suisses. Sa neutralité est remise en cause de l’extérieur tandis qu’à l’intérieur, la population romande pourrait exploser face à cet acte germanophile. (…) Gustave Ador est presque naturellement le candidat tout désigné. Ses affinités avec l’Entente ne font aucun doute et son engagement à la tête du CICR lui a conféré un prestige immense en Suisse comme à l’étranger.»
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Au-delà de l’événement que constitue l’affaire Grimm-Hoffmann, ce changement de cap illustre la capacité d’adaptation de la Suisse face aux puissances qui l’environnent, comme le relève l’historien Marc Perrenoud: «L’affirmation d’atouts spécifiques et la réorientation de la politique extérieure en fonction des rapports de forces internationaux sont des constantes de la Suisse dès le 19e siècle. C’est précisément ce qui se passe avec la fin de la Première Guerre mondiale. Le rôle que prend Genève à ce moment-là s’explique aussi par les effets de la Première Guerre mondiale sur la Suisse, comme sur le monde.»
D’autant qu’avec leurs réseaux d’affaires, notamment bancaires, développés tout au long du 19e siècle, les familles patriciennes de Genève étaient à même de saisir les bouleversements en cours, à commencer par la famille Ador, très impliquée dans les secteurs de pointe de l’époque.
Les Ador investissent dans l’industrie des chemins de fer, puis celle du gaz. Contrôlant un «très puissant trust gazier – la Compagnie pour l’industrie du gaz fondée en 1861 – la famille Ador obtient une sorte d’apogée lorsqu’en 1917 elle est représentée dans les instances politiques grâce à Gustave Ador, devenu Conseiller Fédéral», écrit l’historien Olivier Perroux en 2003 dans sa thèse consacrée aux élites bourgeoises de GenèveLien externe.
Les historiens Marc Perrenoud et Sacha Zala mettent cette époque en perspective dans un nouveau cahier des Documents diplomatiques suisses (DODIS) intitulé «La Suisse et la construction du multilatéralismeLien externe. Documents diplomatiques suisses sur l’histoire de la Société des Nations 1919–1946» qui doit paraître le 16 septembre prochain.
Épargnée par une guerre puissamment mécanisée que personne n’imaginait si longue et si destructrice, la Suisse développe aussi ses liens avec les Etats-UnisLien externe, la puissance montante du nouveau siècle.
«En 1917, le Conseil fédéral nomme l’industriel zurichois Hans SulzerLien externe au poste d’ambassadeur de Suisse à Washington (une nomination acceptée avec enthousiasmeLien externe par le président Wilson, ndr). La Suisse allemande qui avait tendance à regarder vers l’Allemagne et l’Europe centrale se réoriente vers l’outre-mer», souligne Marc Perrenoud.
Une Association des Amis suisses des Etats-UnisLien externe sera d’ailleurs fondée en 1922 à l’Hôtel Elite de Zurich. «Mais Genève avait des atouts supplémentaires et des liens déjà anciens avec l’outre-mer», précise Marc Perrenoud.
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A cet égard, l’aura de la Rome protestante est loin d’être négligeable. Car c’est bien Jean Calvin qui est à l’origine du rayonnement international de Genève. Cette référence a favorisé, entre autres raisons, le soutien du président américain Woodrow Wilson pour que Genève devienne le siège de la Société des Nations, son père officiant comme pasteur de l’Église presbytérienne des États-Unis.
Une filiation que Lucien Cramer explicite dans une noteLien externe transmise en décembre 1918 au ministre des affaires étrangère Félix Calonder: «La Suisse aura, semble-t-il, un intérêt majeur à s’appuyer de préférence sur la nation qui pratique les mêmes maximes et dont l’idéal se rapproche le plus du sien, la grande et libérale Amérique. Le chef influent de cette puissance considérable, le Président Wilson, dont les origines, l’éducation et le tempérament font le descendant spirituel le plus authentique du calvinisme genevois, est, sans contredit, de tous les chefs d’Etat celui qui, par sa compréhension intuitive de la mentalité républicaine suisse, est le mieux à même d’interposer sa grande autorité pour assurer à la Confédération les promesses qu’il a formulées à réitérées fois, avec une précision si grande, dans ses discours et déclarations. (Le droit des petites nations, le libre accès de tous les peuples à la mer, etc ….).»
D’autant que les Etats-Unis étaient déjà bien représentés dans la ville. Notamment avec l’arrivée de James BatesLien externe. Cet ancien lieutenant-colonel de l’armée nordiste durant la guerre de sécession s’installe en 1875 à Genève, ville d’origine de son épouse, Amélie Chenevière.
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Il y rachète l’année suivante The Continental Herald and Swiss Times avec son imprimerie, le baptise Geneva Times, avant d’en faire La Tribune de GenèveLien externe. Il fonde également l’Union Bank qui sera absorbée en 1919 par l’Union de banques suisses (UBS).
Un autre Genevois venu des Etats-Unis joue également un rôle capital à la fin de la Première Guerre mondiale. Professeur d’économie formé à Harvard, William RappardLien externe est très actif au côté de Gustave Ador pour huiler les échanges avec le président Wilson et obtenir le siège de la SDN.
Et c’est avec le fort soutien de la Fondation Rockefeller qu’il fonde en 1927 l’Institut universitaire de hautes études internationales, comme le relève l’historien français Ludovic Tournès dans un articleLien externe sur la Fondation Rockefeller et l’universalisme philanthropique américain: «Dès 1924, le Laura Spelman Rockefeller Memorial a entrepris de soutenir la création ou le développement d’instituts de sciences sociales dans des endroits stratégiques (la London School of Economics en 1924, l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève en 1927).»
La Fondation Rockefeller sera également très active au sein de la SDN tout au long de son existence, malgré le refus du sénat américain de ratifier le traité de Versailles, empêchant ainsi les Etats-Unis de devenir membre de la SDN.
Pour sa part, l’institut genevois formera, entre autres, des générations de diplomates suisses. Et Genève deviendra l’antichambre de la politique étrangère de la Suisse.
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