Comment acheter un avion de combat: le cas du Tiger F-5
L'achat d'un avion militaire est une opération politiquement complexe. La politique intérieure recoupe la politique étrangère; la politique de défense croise la politique économique. La neutralité suisse rendant cette constellation encore plus complexe, les scandales sont récurrents. Anatomie de l'achat dans les années 70 du Tiger F-5 telle qu’elle transparait dans les documents diplomatiques suisses.
«L’échec de ce programme, qui est conçu comme une action de bonne volonté en faveur de l’industrie suisse pour les commandes en sous-licences perdues, pourrait être préjudiciable à l’acquisition d’un avion par ailleurs réussie. L’opération Tiger ne doit pas être éclipsée par un manque de compensation, ne serait-ce que dans la perspective de futurs achats d’avions. »
Procès-verbalLien externe de la Commission de l’armement, 5 septembre 1977
Le 9 septembre 1972 est une date à oublier, pour le ministre suisse de la Défense Rudolf Gnägi. Invoquant des raisons financières, le Conseil fédéral a coulé, ce jour-là, le projet d’achat de 60 avions de chasse américains, les Corsair A-7.
La Suisse doit, dès lors, se contenter d’acheter 30 autres avions Hunter d’occasion de fabrication britannique. Mais la question de la modernisation de la flotte aérienne reste pendante.
L’avion du pauvre
Au milieu des années 60, l’affaire des MiragesLien externe a mis fin aux illusions d’une force aérienne capable de frapper l’ennemi potentiel sur son propre territoire, y compris avec des armes atomiquesLien externe. Les nouvelles conceptions stratégiques suisses prévoient essentiellement l’utilisation de jets pour le soutien des troupes sur le terrain.
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L’achat de jets de combat n’a jamais été une sinécure
La recherche d’une issue au fiasco de 1972 est orientée vers ces nouveaux scénarios, mais elle est également marquée par les préoccupations financières, l’économie mondiale étant entrée en récession. Le nouvel avion ne doit pas coûter trop cher et son acquisition doit être menée à bien le plus vite possible.
Les évaluations des experts de l’armée conduisent rapidement à l’identification d’un seul avion qui répond aux critères choisis: le Tiger F-5 du constructeur aéronautique américain Northrop Corporation. C’est un chasseur léger et adapté à des pilotes de milice. Et, surtout, il est beaucoup moins cher que les avions concurrents. «Le Tiger est le seul qui puisse être acheté en nombre suffisant dans les limites de nos possibilités financières», souligne le gouvernement en août 1975 (documentLien externe).
Ce choix suscite néanmoins une certaine controverse. Un «avion de chasse pour les pauvres», s’indigne le journal National-ZeitungLien externe. Mais ce qui inquiète le gouvernement et l’opinion publique, c’est surtout le risque d’un nouveau scandale qui pourrait nuire à la bonne réputation du pays.
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Dans l’ombre du scandale Lockheed
Aux États-Unis, l’enquête sur le scandale du Watergate met en lumière des activités suspectes d’agents de Northrop à l’étranger. L’histoire se poursuit avec le scandale Lockheed, une vaste affaire de corruption impliquant un certain nombre de fabricants d’armes américains et plusieurs États du bloc occidental.
Les ramifications de l’affaire Lockheed passent également par la Suisse: deux personnages clés de l’affaire résidant en Suisse ont des relations d’affaires avec Northrop (documents 1Lien externe et 2Lien externe). Le ministère suisse des Affaires étrangères craint, lui, qu’une forte critique de Washington concernant les entraves de législation suisse à l’enquête soit «combinée à une attaque contre le secret bancaire» (documentLien externe).
Suite à cette affaire, la crainte d’un risque de corruption plane également sur le choix du Tiger par Berne. En juin 1975, quatre interventions parlementaires (documents 1Lien externe et 2Lien externe) demandent une enquête sur l’affaire Northrop.
Afin de désamorcer la controverse, le Conseil fédéral décide de confier une investigation informelle à Stefan Trechsel, procureur du canton de Berne (documentLien externe), le Ministère public de la Confédération ne trouvant pas matière à enquêter.
Certificat de bonne conduite
Stefan Trechsel a moins d’un mois. Il s’appuie principalement sur les résultats d’entretiens avec les personnes concernées. Le 18 août, il remet son rapport au Conseil fédéral (documentLien externe). Selon lui, tout va bien, il n’y a aucun indice de comportement illégal.
La ligne argumentative du procureur bernois réapparaîtra à plusieurs reprises dans le débat parlementaire qui suivra, bien que plusieurs membres de la gauche et des partis bourgeois tentent d’attirer l’attention sur les lacunes du rapport et sur le problème sous-jacent des relations avec une entreprise corrompue (documents 1Lien externe et 2Lien externe).
«Dans les années 1970, on a pris conscience des problèmes liés à la place financière suisse, note Thomas Bürgisser, membre de Dodis (Documents diplomatiques suisses). Mais une approche pragmatique prévaut dans le débat parlementaire». La majorité du Parlement approuve le crédit de 1,17 milliard de francs pour l’achat de 72 Tiger F-5.
Une aide à l’industrie
Cependant, le succès du projet gouvernemental ne dépend pas seulement de la résolution du scandale Lockheed. Un crédit d’un milliard de francs suisses, qui finira en grande partie dans les poches d’une société étrangère, n’est pas facile à digérer pour le parlement et l’économie, surtout en période de vaches maigres. D’autant que de nombreux emplois sont en jeu.
L’hypothèse d’une production sous licence est écartée, notamment parce qu’elle a été l’une des causes de l’explosion des coûts à l’origine du scandale des Mirages. La solution réside dans les opérations compensatoires. L’argent que la Suisse dépense aux États-Unis doit au moins en partie profiter à son économie. Berne engage les fabricants Northrop et General Electric (qui fournit les réacteurs), tout comme le gouvernement américain à confier des tâches à l’industrie suisse. En juillet 1975, le ministre de la Défense Rudolf Gnägi et son homologue américain James R. Schlesinger signent un protocole d’accord pour compenser au moins 30 % du coût du Tiger (documentLien externe).
Ce qui ne manque pas d’entraîner des difficultés.
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Les compensations pour le Gripen, mirage ou réalité?
Des armes suisses en Corée?
«Ces affaires compensatoires soulèvent des questions très complexes et sensibles, note Sacha Zala, directeur de Dodis. Elles servent à établir un consensus autour d’importantes dépenses militaires, en particulier dans les milieux d’affaires. Mais elles peuvent se révéler problématiques du point de vue de la politique étrangère, notamment le statut de la neutralité.»
L’administration fédérale est consciente depuis le début des difficultés potentielles liées à l’achat de matériel de guerre par des entreprises américaines. La législation suisse impose des limites claires à l’exportation d’équipements militaires. «Il n’est pas admissible qu’un approvisionnement en matériel de guerre pour les F-5 aux États-Unis aboutisse, par exemple, en Corée», précise le Département militaire fédéral (documentLien externe) dès juillet 1974.
Afin d’éviter des obstacles excessifs à la vente de produits suisses, le Conseil fédéral décide en janvier 1977 d’assouplir les dispositions de la loi fédérale sur le matériel de guerre en renonçant à l’obligation de certifier l’utilisateur final pour les composants produits en série dont l’origine suisse n’est pas identifiable (documentLien externe).
Malgré les efforts des autorités fédérales, les opérations compensatoires souhaitées peinent à prendre leur envol (documentLien externe). Au début de 1977, une nouvelle administration, dirigée par Jimmy Carter, prend ses fonctions à Washington. Pour la diplomatie suisse, c’est l’occasion de prendre un nouveau départ en établissant les contacts nécessaires. La situation est rendue plus difficile par le renforcement du franc suisse par rapport au dollar américain.
Éclaircie temporaire dans le ciel suisse
Mais lorsque Rudolph Gnägi se rend aux États-Unis en février 1979, le climat des affaires s’améliore. Les commandes américaines s’élèvent maintenant à plus de 100 millions de dollars, l’objectif de 30% du coût des avions (450 millions de dollars) est à portée de main (documentLien externe).
Le premier Tiger est livré à la Suisse en septembre 1978, le dernier en avril 1981. À cette époque, le quota des compensations prévues est largement dépassé. La même année, le Parlement approuve un crédit pour l’achat de 38 Tiger supplémentaires. Cette transaction est également accompagnée d’un accord sur les affaires compensatoires.
L’achat de l’avion Northrop, après les turbulences initiales et malgré les doutes sur ses capacités de combat, permet à l’aviation suisse de tourner la page du scandale des Mirages. Mais les débats et les controverses sur l’achat d’avions de chasse ne manqueront pas de se reproduire.
La première grande commande obtenue par l’industrie suisse dans le cadre de l’accord avec les États-Unis concerne la construction d’une centrale diesel en Arabie Saoudite par Alesa Alusuisse pour le compte de Northrop. En septembre 1977, le journal Neue Zürcher Zeitung fait état de la fourniture de deux turbines pour une centrale électrique aux États-Unis par Escher Wyss et de 12 avions d’entraînement Pilatus en Amérique latine.
En 1977, même le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui frappe à la porte de plusieurs multinationales américaines à la recherche de fonds supplémentaires, se tourne vers le Département politique fédéral (DPF, le futur Département des affaires étrangères) pour étudier la possibilité d’obtenir un don de Northrop, en invoquant l’accord de compensation conclu dans le cadre de l’achat des Tigres.
«Outre la question d’éthique que soulève une telle action – contributions de l’industrie de l’armement sollicitées par le CICR – ce projet nous paraît présenter un double problème politique et économique», note laconiquement le DPF (documentLien externe).
(Traduction de l’italien: Frédéric Burnand)
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