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Ce que la liberté d’expression induit… ou pas

Tout le monde a le droit d’avoir une opinion. Mais la liberté d’expression n’est pas illimitée: quiconque nie publiquement l’Holocauste et veut détruire l’État démocratique est passible de poursuites. Wildpixel / iStock

Des voix critiques sur les mesures sanitaires pour endiguer la pandémie craignent que la liberté d’expression soit mise en danger. Mais comment la définit-on? Deux experts répondent.

«La liberté d’expression garantit un besoin fondamental des êtres humains», explique Maya Hertig, professeure de droit constitutionnel suisse et européen à l’Université de Genève. L’idée qui sous-tend cette liberté repose sur l’affirmation éclairée que nous sommes toutes et tous capables de pouvoir penser de manière raisonnable, afin de forger nos opinions via le dialogue.

«La liberté d’expression et la liberté d’information sont essentielles en démocratie». Idem pour la recherche, ajoute-t-elle. «Le progrès n’est possible que si l’opinion dominante peut être aussi remise en question».

Ainsi, la liberté d’expression est un droit humain garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 19 du Pacte de l’ONU relatif aux droits civils et politiques. En Suisse, ce droit ne figure que depuis 1999 dans la Constitution, mais est reconnu comme droit fondamental non écrit depuis 1959.

Katrin Schregenberger est la directrice de la rédaction de higgs.chLien externe, le premier magazine en ligne indépendant consacré à la science en Suisse. Avant cela, elle a écrit pour la Neue Zürcher Zeitung pendant six ans et a voyagé en tant que reporter, notamment au Myanmar.

Pour la constitutionnaliste Maya Hertig, la liberté d’expression protège autant les personnes déclarant des faits avérés que celles émettant des opinions ou émotions subjectives, notamment par l’art, ou en exprimant une opinion par des actes symboliques, un mouvement de grève par exemple. «De la diffusion du message à sa réception, c’est l’ensemble du processus de communication qui est ainsi protégé», dit-elle. En résumé, personne ne peut être entravé par l’État dans son bon droit à exprimer une opinion.

Pas de liberté absolue

«Mais le droit d’exprimer une opinion n’est pas limité non plus», précise-t-elle. Avoir une attitude raciste n’est pas punissable. En revanche, la diffusion de propos racistes l’est.

Des limitations légales contraignent la liberté d’expression. «La liberté d’exprimer une opinion n’est donc pas absolue», ajoute-t-elle. Un droit absolu ne peut être restreint par personne même en situation extraordinaire comme lors d’une guerre, une crise ou une pandémie. «Rares sont toutefois les droits absolus dénués de limitation». Et l’experte de citer l’exemple de la torture. «Elle n’est pas permise ni en temps de paix ni en temps de guerre. Et même si c’est le seul moyen d’obtenir des informations pouvant ensuite protéger des vies humaines».

Mais la liberté d’expression doit s’incliner lorsque d’autres intérêts supérieurs, comme la dignité humaine, sont violés. La négation de crimes contre l’humanité, par exemple l’Holocauste, entre dans cette catégorie. Le fait de propager de la haine contre des individus ou groupes est aussi punissable.

YouTube et Cie doivent réglementer

Durant la pandémie, des portails Internet comme YouTube ont davantage supprimé des messages ou déclarations supposément erronées. Peut-on dès lors parler de frein à la liberté d’expression? En théorie oui, réplique Maya Hertig. «La liberté d’expression protège d’interventions de l’État. Non de celles qui émanent d’acteurs privés tels que YouTube». La liberté d’expression permet de poursuivre l’État en justice, non des privés.

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L’interdiction de censure est un garde-fou qui s’adresse à l’État. En tant que fournisseurs privés, YouTube et d’autres canaux similaires ne sont pas liés à une interdiction constitutionnelle de la sorte. Libres à eux de tolérer toute diffusion sur leurs plateformes… ou pas.  

«L’État doit dorénavant prendre des mesures appropriées pour garantir la liberté d’expression face à des restrictions imposées par des acteurs privés», poursuit Maya Hertig. Ces mesures valent pour Internet où des plateformes ont désormais des positions de monopole. «Et YouTube et d’autres réseaux sociaux sont devenus essentiels dans la tenue des débats entre citoyens».

Reste que la liberté d’expression est difficile à protéger sur la Toile, car ces plateformes ont souvent leur siège à l’étranger ou profitent au surplus de l’absence d’une réglementation juridique uniforme entre les États. Il serait donc urgent d’adopter des règles internationales tout en renforçant la transparence, estime Maya Hertig. Des initiatives supranationales sont aussi les bienvenues. Facebook et YouTube ont par exemple déjà conclu un accord avec l’Union européenne, afin que soit vérifié dans un délai de 24 heures tout signalement de discours haineux sur la Toile. Un guide pour le traitement de la désinformation («fake news») existe aussi. Ces entreprises s’autorégulent.

Effacer les «fake news»… et après?

La constitutionnaliste n’est cependant pas une grande partisane des lois qui prônent l’effacement des «fake news». Juridiquement, il n’est pas interdit de diffuser de fausses nouvelles. Qui plus est, il est parfois bien difficile de cerner ce qu’est réellement «la vérité». L’État censure déjà dans certains pays d’Asie sous prétexte de s’attaquer aux «fake news». Partie intégrante de la démocratie, des contenus désagréables doivent aussi être visibles, selon elle.

«Plus le panel des opinions est varié, plus forte est la démocratie», prétend Florian Steger, directeur de l’Institut d’histoire, de théorie et d’éthique de la médecine à l’Université d’Ulm, en Allemagne. Écouter est un acte inhérent au processus démocratique. Annihiler de fausses informations ne résoudra pas le problème «puisqu’une opinion demeure ancrée dans la tête des gens».

Favoriser une communication transparente et le dialogue citoyen serait préférable, estime-t-il. «Surtout durant une pandémie où les données de base sont régulièrement insuffisantes et où les gouvernements doivent agir avec prudence». L’absence de certitude dans les connaissances actuelles doit aussi être rappelée. Même si ne pas savoir est difficile à supporter pour beaucoup.

Dès le moment où des messages sont supprimés, la dangerosité augmente aussi, prévient Florian Steger. «On doit effacer ce qui atteint l’État en son cœur. Mais ce sont la police et les tribunaux qui doivent endosser cette responsabilité-là. Quand c’est le cœur même de la démocratie qui est menacé par des violences, comme ce fut le cas lors de l’assaut du Capitole en janvier à Washington, la limite de ce qui peut être dit a été atteinte en l’occurrence.»

La critique doit être acceptée  

Des opposants aux mesures sanitaires imposées durant la pandémie ont déploré que leur opinion ait été attaquée, jusqu’à être qualifiés de «négationnistes du Covid». De quoi mettre en danger, selon eux, leur liberté d’expression. Pour Maya Hertig: «Toute personne qui soutient la controverse doit accepter la présence d’une opinion contraire en face. Avec bien sûr le risque d’une contre-attaque rhétorique. Aucun droit n’interdit la critique».

Autre argument des «Corona-sceptiques»: le climat actuel empêcherait les voix dissidentes de pouvoir s’exprimer. Proche des théories complotistes, le portail Rubikon a écrit ceci: «Essayez de nier la dangerosité du Covid parmi vos parents et amis; essayez de remettre en doute l’objectif même de la vaccination. Et alors vous vous exposerez à des réactions si agressives qu’à l’avenir vous garderez le silence». Ce portail estime que penser autrement reviendrait à être ostracisé socialement avec une liberté d’expression entravée.

«Naturellement, la liberté d’expression se nourrit du climat social», conclut Maya Hertig. Mais si ce climat conduit à une forme d’autocensure, c’est un problème». Avec un risque de montée de la violence et des menaces, et d’attaques verbales contre celles et ceux qui pensent autrement.

Mais les «fake news» (shitstorms) peuvent aussi constituer un problème. Et à ce jeu, les plus agressifs adoptent souvent la posture de la victime. «Une pression sociale exacerbée qui fait l’éloge du politiquement correct peut générer une inversion des rôles, la victime devenant celle qui ne l’était pas de prime abord.»

Publié en primeur et en intégralité le 11 mars sur le portail du magazine scientifique higgs.ch, l’article apparaît ici dans une version raccourcie.

(Traduction de l’allemand: Alain Meyer)

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