Contre Tigris, les politiciens sortent les griffes
Une enquête sera menée sur les activités de l'unité d'intervention de la police judiciaire fédérale «Tigris». La révélation de son existence a suscité de nombreuses questions dans le monde politique qui n'a pas oublié le scandale des années 1990 autour des cellules secrètes P26 et P27.
Sur fond noir, un tigre tracé en blanc. C’est l’insigne de l’unité spéciale «Tigris» dont la Weltwoche a révélé l’existence la semaine dernière.
Une unité qui, indiquait l’hebdomadaire alémanique, travaille «sans mandat politique, sans budget transparent et sans contrôle parlementaire.» Il n’en fallait pas tant pour réveiller de vieux démons.
Depuis l’affaire des P26 et P27 – deux organisations secrètes dont la divulgation, suite à l’affaire des fiches en 1990, avait secoué l’opinion publique et la classe politique -, la plupart des parlementaires se méfient en effet du secret en matière de police et d’armée.
Questions et réactions ont donc rapidement fusé à propos de «Tigris». A tel point que l’Office fédéral de la police (fedpol) a prestement diffusé un communiqué. Celui-ci confirme l’existence de «Tigris», mais réfute la thèse d’une unité secrète agissant sans mandat politique.
Fedpol précise également que ce groupe de 14 membres a été créé dans le cadre du projet d’efficacité destiné aux autorités de poursuite judiciaire de la Confédération. Quant au contrôle de Tigris, il incombe, toujours selon fedpol, aux commissions de gestion des Chambres fédérales.
Points d’interrogation
Seul hic, la présidente de la sous-commission de gestion de la Chambre basse chargée du Département fédéral de Justice et Police (DFJP), la socialiste Maria Roth-Bernasconi, a fait savoir dans plusieurs médias qu’elle-même ignorait l’existence de cette structure. A l’instar de plusieurs autres membres de la sous-commission.
Déterminée à en savoir plus, Maria Roth-Bernasconi a demandé un examen de la part des commissions de gestion du Parlement. Objectif ? Connaître les bases légales de cette troupe et évaluer si les parlementaires n’auraient pas dû approuver sa création.
D’autres points d’interrogation sont apparus du côté des cantons également. Si les commandants des polices cantonales ont été informés sur «Tigris» en 2005 à Genève, ces informations ne sont apparemment pas remontées jusqu’à tous les ministres cantonaux en charge de justice et police.
Or en Suisse, la police de sécurité est une prérogative des cantons. La plupart disposent d’ailleurs de leur propre unité spéciale, lesquelles ont pour nom «Gentiane» à Berne, «Dard» dans le canton de Vaud ou encore «Cougar» à Neuchâtel.
Concernant «Tigris», la Confédération pourrait donc avoir agit discrètement par souci d’éviter les conflits de compétences avec les cantons. Dans son communiqué, fedpol a en tout cas pris soin de préciser que «Tigris» n’est engagé que sur ordre du Ministère public de la Confédération ou de l’Office fédéral de la justice et que toute intervention dans un canton est soumise à l’accord des autorités cantonales.
Les ministres au courant
Ce message rassurant à l’endroit des cantons, la ministre de Justice et Police Eveline Widmer-Schlumpf a jugé bon de le répéter au niveau gouvernemental le week-end dernier. En même temps, elle a cependant ordonné qu’une enquête soit menée sur «Tigris».
De ses services, elle attend de savoir dans quel contexte l’unité est intervenue ces trois ou quatre dernières années et si ses interventions outrepassaient son mandat. Quant au fait que de nombreux parlementaires n’étaient pas au courant de l’existence de «Tigris», Eveline Widmer-Schlumpf l’explique par le renouvellement du Parlement en octobre 2007.
Pour sa part, elle a dit connaître l’existence de cette structure, qui avait reçu l’aval de sa devancière à la tête du DFJP Ruth Metzler en 2003. Le successeur de cette dernière dès 2004, Christoph Blocher, a de son côté déclaré qu’à l’époque «Tigris» s’appelait encore «groupe d’intervention ciblé». Ce qui peut expliquer en partie la confusion actuelle dans cette affaire.
Dernier officiel en date à être sorti du bois, le chef de la police judiciaire fédérale (PJF) Kurt Blöchlinger, qui était jusque-là «en vacances». Au journal alémanique de boulevard Blick, il a confié que «Tigris» n’avait «rien de secret» et que l’unité avait mené environ 130 interventions en collaboration avec 21 cantons.
Une affaire de communication
Aux yeux de Jacques Baud, ancien des services secrets helvétiques et auteur de plusieurs ouvrages sur les questions de sécurité, le mini-scandale autour de cette unité spéciale aurait néanmoins pu être évité.
«’Tigris’ a sans doute été monté ouvertement, mais de manière discrète. Or si ces unités ont bien sûr besoin de discrétion dans leur activité opérationnelle, elles ont aussi, au niveau conceptuel, une dimension dissuasive, notamment contre la criminalité organisée. Cela vaut donc la peine de leur donner une certaine résonnance médiatique», souligne-t-il.
Confirmant que la plupart des pays disposent d’unités semblables qui agissent directement sous l’autorité du Ministère de la Défense, de l’Intérieur ou de la Justice, Jacques Baud estime «légitime que la Confédération ait les moyens en sa main pour répondre à des situations auxquelles les cantons ne pourraient pas forcément répondre.»
Pour lui, le retour du spectre de la P26 n’est donc pas le bon scénario. Mais l’administration fédérale, en apprenant à mieux communiquer en matière de sécurité, aurait pu empêcher qu’il se mue une nouvelle fois en scénario catastrophe.
swissinfo, Carole Wälti
L’idée d’une police fédérale agissant au niveau supra-cantonal n’est pas nouvelle.
En 1978, le conseiller fédéral Kurt Furgler avait proposé la création d’une police de sécurité fédérale, mais son projet avait échoué en votation populaire.
En 2002, la ministre de Justice et Police Ruth Metzler avait échoué au Parlement avec un projet similaire.
Mis en place en 2003, «Tigris» trouve son origine dans le projet sur l’efficacité approuvé par le Parlement en 1999.
Ce projet avait pour but de créer de nouvelles compétences pour les autorités de poursuite pénale fédérales et de donner davantage de moyens au Ministère public de la Confédération pour lutter plus efficacement contre la grande criminalité.
Un thème sensible. En Suisse, le thème de la surveillance policière et militaire est particulièrement sensible depuis le scandale des fiches.
Affaire Kopp. Celui-ci a éclaté en 1989 dans le cadre de l’enquête menée à l’encontre de la conseillère fédérale Elisabeth Kopp pour violation du secret de fonction.
Les fiches. La commission d’enquête parlementaire s’est alors aperçue que la police fédérale avait fiché entre 700’000 (sources officielles) et 900’000 personnes ou organisations durant la Guerre froide.
Les cellules secrètes. Dans le prolongement de cette affaire, une enquête a été lancée sur le Département militaire fédéral. Nouveau choc: l’opinion publique helvétique apprend l’existence de deux cellules secrètes dépourvues de base légale.
P26 et P27. Comptant plusieurs années d’existence, ces deux cellules – P26 (armée) et P27 (renseignement) – n’étaient connues que de quelques membres de l’administration fédérale.
Surveillance. Pour rétablir la confiance fortement ébranlée suite à ces affaires, la surveillance de l’activité de la police fédérale a été confiée à la délégation des Commissions de gestion du Parlement en 1992.
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