Les messages contradictoires de la Suisse contre la pauvreté mondiale
La contribution helvétique à la réduction de la pauvreté mondiale selon les objectifs post-2015 des Nations unies est le fruit d’une série de consultations et insiste sur les habituels points forts de la coopération suisse au développement. Mais d’un autre côté, le pays envoie aussi des signaux contradictoires.
Ces trois dernières années, c’est le public qui a contribué à définir ce que sera la contribution suisse aux efforts futurs des Nations unies contre la pauvreté. Sous l’étiquette des Objectifs de développement durable (ODDLien externe), l’organisation a défini 17 buts, non contraignants, portant sur 169 cibles spécifiques, qui vont de l’éradication de la pauvreté à la protection de l’environnement.
Une réunion d’automne à Berne, qui a attiré plus de 100 participants, a marqué officiellement «la fin d’un processus de trois ans», destiné à définir la position suisseLien externe, confirme l’ambassadeur Michael GerberLien externe, représentant spécial de la Suisse chargé des négociations interétatiques menées à l’ONU sur l’agenda du développement post-2015.
La Suisse se concentrera sur la sécurité de l’approvisionnement en eau, la santé, la paix durable et les sociétés pluralistes, ainsi que sur l’égalité des sexes, les droits des femmes et l’autonomisation des femmes et des filles. Il y aura aussi un gros accent mis sur des questions comme la migration et le développement, la réduction des risques de catastrophes ainsi que la consommation et la production durables.
«A chaque événement que nous avons organisé, nous avons eu plus de gens, venus faire entendre leur voix et donner leur position, et nous avons essayé de réunir tout cela, explique Michael Gerber, en marge de la réunion de Berne. Cela montre que les gens sont très engagés».
En Suisse aussi
Pour la Suisse, des objectifs comme la primauté du droit et l’accès à l’eau potable sont particulièrement importants, parce qu’ils sont fondamentaux pour la paix et la justice.
«Nous avons un programme très ambitieux, et nous devons faire de notre mieux pour y parvenir, explique l’ambassadeur. Nous ne serons certainement pas en mesure de dire ‘OK, il n’y a plus de guerre dans le monde, il n’y a plus de pauvreté’, mais nous devons aller aussi loin que nous le pouvons».
Il ne s’agit pas uniquement de fournir argent et soutien aux pays en développement. En Suisse aussi, il y a à faire pour atteindre les objectifs 2030, même dans le domaine du niveau de vie de certains citoyens.
«Tous ces objectifs peuvent s’appliquer à la Suisse, précise Michael Gerber. On peut dire que dans certains cas, nous sommes déjà très avancés. Mais si vous considérez la pauvreté en SuisseLien externe, si vous la mesurez à l’aune de l’indicateur national de la pauvreté, vous voyez qu’il y a encore beaucoup à faire dans ce pays».
Avec son PIB par tête de 81’545 francs par année, la Suisse reste, selon la Banque mondiale, un des pays les plus riches du globe. Pourtant, quelque 7,7% de ses résidents – soit 1 sur 13 – vit en dessous du seuil national de pauvreté. L’Office fédéral de la statistique fixe ce seuil à 2200 francs mensuels pour une personne seule et 4050 francs pour une famille avec deux enfants.
Ces chiffres peuvent paraître généreux à beaucoup d’Européens, mais en Suisse, l’assurance maladie privée obligatoire, les prix élevés des loyers et d’autres biens et services mettent les gens sous pression, particulièrement les familles monoparentales, les travailleurs non qualifiés et les adultes vivant seuls.
Des OMD aux ODD
Le précédent round de réduction de la pauvreté globale, soit les huit Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), adoptés il y a 15 ans par les leaders du monde, ont aidé un milliard de personnes à sortir de l’extrême pauvreté, a déclaré le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon.
A fin septembre, un sommet tenu à New York a approuvé le rapport finalLien externe sur les OMD, avec une estimation des coûts pour les nouveaux Objectifs de développement durable (ODD), qui seraient situés entre 3500 et 5000 milliards de dollars par année si l’on veut les atteindre pour 2030.
Les ODD appellent à l’éradication de la faim et de la pauvreté, à l’égalité entre les sexes, à l’élévation du niveau de vie et à des actions fermes et immédiates pour réduire le réchauffement global.
Selon Ban Ki-moon, ces objectifs «engagent chacun d’entre nous à être des citoyens du monde, responsables, prenant soin des moins fortunés ainsi que des écosystèmes et du climat de notre planète, dont toute vie dépend».
Lors de l’Assemblée générale qui a suivi le sommet des Nations unies, la présidente de la Confédération suisse Simonetta Sommaruga a dit, devant les délégués de 193 nations, que cet ambitieux agenda 2030 montrait «la capacité qu’a l’ONU de se renouveler».
Objectifs flous
A la réunion de Berne, les questions du public ont fusé, allant de la prédominance de l’anglais dans la communication des objectifs au rôle de la Suisse en tant que pays exportateur d’armes. Parmi les orateurs, un représentant de la jeunesse, un délégué de la multinationale de l’alimentation Nestlé, un expert en développement de l’Université de Berne et un membre d’Alliance Sud, la coordination des œuvres d’entraide privées.
Plusieurs organisations non gouvernementales sont sceptiques. Elles disent que la Suisse aura de la peine à mettre en œuvre certains des nouveaux objectifs pour le développement durable, comme la réduction de la production de déchets, ou la réduction du fossé entre les riches et les pauvres dans le pays. Et selon ces ONG, les plans de réduction des dépenses du gouvernement au cours des prochaines années ne feront rien pour arranger les choses.
Alliance Sud, par exemple, salue l’agenda 2030 comme une sorte de compromis, mais le voit truffé de contradictions. Elle se demande aussi jusqu’à quel point la responsabilité des gouvernements et de l’industrie privée est engagée.
Manuel Sager, directeur de la DDC, l’agence suisse d’aide publique au développement, a dit à l’auditoire que «la première condition» pour atteindre les objectifs était «à l’évidence la volonté politique».
Mais selon Rolf Kappel, professeur émérite de l’Université de Zurich, spécialisé dans les problèmes des pays du Sud, les nouveaux objectifs sont trop vastes, et trop mal définis. Le premier lot, soit les Objectifs du Millénaire (OMDLien externe), se concentrait sur la réduction de la pauvreté dans les pays en développement. Le second lot (ODD) vise en revanche des systèmes économiques, écologiques et sociaux plus durables dans tous les pays du monde.
«Les ODD comprennent un grand nombre d’objectifs flous, pour lesquels il n’existe ni indicateurs ni données adéquates», a écrit Rolf Kappel dans une newsletter du centre académique qu’il a dirigé pendant 22 ans. Pour ces objectifs, le suivi et l’évaluation des progrès seront davantage basés sur l’appréciation que sur la preuve. «Il y a donc le risque que les ODD soient pris moins au sérieux par les décideurs et entravent des actions décisives».
Rolf Kappel fait valoir que le monde a changé depuis le temps des OMD, et que le désenchantement a fait place aux espoirs un peu fous. Et si les nouveaux ODD devraient plaire aux pays en développement et aux organisations qui produisent des rapports et organisent des conférences, «l’énorme élargissement de la portée du nouvel agenda pourrait conduire à diluer l’engagement global pour la réduction de la pauvreté. Et ceci ne doit pas arriver».
Coûts et bénéfices
Le gouvernement suisse prévoit de mettre en œuvre les nouveaux objectifs dans le cadre de sa stratégie sur le développement durable 2016-2019 et de sa stratégie sur la coopération internationale.
Il reviendra au parlement de décider si la contribution suisse atteindra le niveau recommandé par les Nations unies, soit 0,7% du PIB dévolu à l’aide publique au développement. Au vu du virage à droite enregistré lors des élections d’octobre, il paraît toutefois sûr que les élus seront moins enclins à dépenser beaucoup pour l’aide au développement.
Pour Pierrette Rey, porte-parole de l’organisation de défense de l’environnement WWF Suisse, les objectifs pour 2030 sont certes ambitieux, mais néanmoins réalisables. Après tout, les OMD, fixés pour les 15 premières années du nouveau millénaire, avaient aussi semblé très ambitieux à l’époque.
Le WWF place au rang de priorités la lutte contre le changement climatique, la réduction de l’empreinte écologique de la Suisse et la sauvegarde de la biodiversité. «Dans de nombreux domaines, la Suisse n’est pas exemplaire. Si tout le monde voulait adopter le style de vie du Suisse moyen, il nous faudrait au moins trois planètes, ça ne peut pas durer», rappelle la porte-parole.
«Nos banques suisses financent des industries qui ont un impact énorme sur le climat et sur l’environnement, nous avons donc vraiment besoin de grands changements» ajoute Pierrette Rey
Confusion
Pour un des participants à la réunion de Berne, Ignacio Packer, il était pratiquement impossible d’éviter une partie de la confusion née du choix de ces nouveaux objectifs.
«Il n’est pas étonnant qu’il y ait un peu de scepticisme. Je peux le comprendre, surtout de la part des personnes qui n’ont pas été impliquées dans le processus», explique l’homme qui occupe depuis trois ans le poste de secrétaire général de la Fédération internationale de l’organisation de défenses des enfants Terre des Hommes.
«Il y a eu un grand effort pour arriver à atteindre les différentes organisations, pour faire participer les gens et tout le reste, relève-t-il à propos de l’engagement du gouvernement suisse. Mais c’est quelque chose de vraiment très complexe, et comment rendre simple ce qui est complexe? C’est impossible».
L’agenda de l’ONU pour le développement est bâti sur le renforcement des droits de l’homme, et cela aidera à atteindre les objectifs, estime Ignacio Packer, qui voit cependant dans l’approche suisse un mélange de points forts et d’inconsistances. Par exemple, certains des nouveaux accords internationaux adoptés cette année, dont les ODD, appellent au soutien à la migration comme une question de respect des droits de l’homme.
Or, à la suite d’une campagne centrée principalement sur les questions migratoires, les Suisses viennent d’élire un parlement fortement marqué à droite, même si le pays n’a pas reçu des flots de réfugiés syriens, contrairement à certains de ses voisins.
«C’est vraiment un mélange, et il y a beaucoup d’incohérence, juge Ignacio Packer. Je suis réellement convaincu qu’une bonne partie de tout cela est motivé par une volonté sincère de réduire les inégalités, et cela se remarque dans le travail qui est fait. Mais d’un autre côté, notre système politique semble créer de l’incohérence dans ce message porté par les gens qui sont en première ligne» avec le glissement à droite du parlement et le vote de 2014 sur la restriction de l’immigration. «C’est comme si ma main droite ignorait ce que fait ma main gauche».
(Traduction de l’anglais: Marc-André Miserez)
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