Le public, l’influenceur numérique et son téléphone mobile
Le grand jeune homme ressemble... à un grand jeune homme précisément, habillé de manière décontractée, la barbe légère, les yeux sombres et le regard aimable. Il correspond parfaitement au portrait qu’en ont fait les journaux ces derniers mois. Et c’est bien vrai, Dimitri Rougy donne l’impression d’être à la fois ouvert d’esprit, dans le coup, curieux et passionné par la politique.
Inutile de dire que le militant numérique sort son téléphone mobile et le pose sur la table du café où nous nous rencontrons non loin du Palais fédéral à Berne. Toujours joignable, ses doigts remuants prêts à envoyer un tweet, poster une image ou répondre à un appel? Il s’excuse poliment pour son retard. C’est entièrement de sa faute, dit-il, il a manqué le train.
Dimitri Rougy fait partie d’un groupe de quatre citoyens qui ont lancé une nouvelle forme de campagne participative sur les réseauxs sociaux pour combattre un projet de loi autorisant les assurances sociales à engager des détectives pour débusquer d’éventuels abus. Ils ont décidé de récolter les 50’000 signatures nécessaires pour contraindre les autorités à organiser un référendum sur la question. Le jeune homme de 21 ans doit sa notoriété grandissante à ce combat.
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Tout est parti d’un simple tweet. En deux mois, les quatre citoyens ont atteint leur objectif, gagnant le soutien de la société civile, des syndicats et même des partis de gauche qui hésitaient à s’impliquer au départ. Le référendum a abouti et le peuple votera le 25 novembre.
Grande expérience
Dimitri Rougy explique qu’il ne s’est pas encore habitué à toute l’attention qu’on lui porte et à voir sa photo dans les journaux. «Je suis toujours le même et rien ne pourra me faire dévier de mes convictions les plus profondes».
En dépit de son âge, il a déjà accumulé une expérience considérable, principalement à l’échelon politique local et avec les médias. En clamant qu’il restera fidèle à lui-même, il s’amuse à passer des expressions toutes faites à l’autodérision. «Il est crucial d’être authentique pour rester en contact avec les supporters que je rencontre dans l’espace numérique».
Dimitri Rougy a une préférence pour les réunions en direct sur internet et les discussions en ligne. À n’importe quelle heure. «Les phrases toute faites et les slogans politiques m’endorment», dit-il. Mais pour certaines réponses, il bascule lui aussi dans le jargon du marketing sociopolitique. Ou plaisante-t-il simplement?
«Je suis toujours le même et rien ne pourra me faire dévier de mes convictions les plus profondes»
«Au début, il y avait cette profonde motivation de créer un monde meilleur», dit-il quand on lui demande comment il est devenu un militant politique. Ou encore: «Je trouve passionnant de mobiliser les gens».
Motivation
En cherchant à esquisser son profil, nous nous mettons d’accord sur le terme de «motivateur» ou d’«influenceur politique». Il grimace cependant lorsqu’on cite le titre d’un portrait que lui a consacré un grand quotidien alémanique: «Die Crowd und ihr General» (La foule et son général).
Il a commencé à s’intéresser à la politique au début de son adolescence et est entré il y a plus de deux ans au parlement d’Interlaken comme député socialiste. Il s’est fait un nom en tant que co-organisateur d’un parlement des jeunes qui a donné une voix à la nouvelle génération au niveau local.
«Au début, c’était du volontariat. Mais je voulais faire davantage que m’engager dans une carrière classique et travailler sur des dossiers au sein d’un parti ou d’un parlement.»
En 2016, l’étudiant en sciences de la culture s’est inscrit pour un cours intensif d’une semaine consacré à la conduite des campagnes. Ce «campaign bootcamp» était organisé par des activistes issus d’organisations non gouvernementales.
«Ils nous ont appris les bases nécessaires pour mener une campagne. La théorie était complétée par des exercices pratiques et nous avons écouté et discuté des campagnes politiques avec des gens actifs dans ce domaine.» Les connaissances fraîchement acquises en matière de planification tactique et stratégique, de communication, de levée de fonds et de lobbying ont ensuite été utilisées pour une petite campagne.
Et, avec les autres participants, qu’ont-ils appris? «Il est essentiel de se fixer un but clair et de s’y tenir. Le reste vient alors presque automatiquement», dit-il avec un petit rire qu’il répètera plusieurs fois au cours de l’entretien. «Non, pas vraiment, mais il est plus facile de coordonner tout le reste en fonction de cet objectif.»
«Nous nous rencontrons dans l’espace numérique, en principe 24 heures sur 24. Nous sommes toujours au travail sans jamais y être»
Différences?
Malgré son jeune âge, Dimitri Rougy n’a aucune difficulté à formuler ce qui distingue les campagnes les plus modernes des campagnes traditionnelles. Il établit rapidement une petite liste: «Premièrement, nous n’avons pas de bureau central, nous pouvons travailler chez nous ou dans un café. Nous avons des collaborateurs partout. Nous nous rencontrons dans l’espace numérique, en principe 24 heures sur 24. Nous sommes toujours au travail sans jamais y être», dit-il.
Il y a encore deux différences importantes. «Nous ne sommes pas les acteurs principaux d’une campagne, nous laissons la communauté faire le travail.» Les motivateurs fournissent des instruments à ceux qui les soutiennent, un mode d’emploi et si nécessaire des conseils. «A partir de là, c’est à eux d’agir.»
C’est ici que les moyens de communication modernes entrent en jeu. «Le numérique est notre ADN. Nous utilisons tous les médias sociaux pour optimiser la participation.» L’internet est son espace de travail. Il faut d’ailleurs vraiment bien comprendre les préoccupations réelles des gens pour lancer une campagne qui réussisse.
«Les médias sociaux permettent de contacter des centaines de milliers de personnes en Suisse en l’espace de quelques secondes. C’est un atout considérable pour l’internet et pour la démocratie», ajoute-t-il. Mais en définitive, l’espace numérique n’est pas vraiment différent du monde analogue, dit-il. «Simplement, vous ne voyez pas nécessairement la personne à qui vous vous adressez et sa réponse n’est pas aussi immédiate.»
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En tant que militant, il utilise actuellement Facebook, Instagram et Flickr pour poster des images, sans compter les newsletters et les e-mails. Il est lui-même suivi par 1100 personnes sur Twitter où il a posté une dizaine de tweets le jour de notre interview. Des chiffres conséquents, mais qui n’ont rien d’extravagant.
Apprendre vite
Comme lui, la génération du millénaire est certainement plus à l’aise avec les outils numériques parce qu’elle est née dans ce monde, dit Dimitri Rougy. Elle a cependant encore beaucoup à apprendre et doit se tenir au courant des derniers développements. «Ce matin, je me suis efforcé de comprendre la planification des liquidités. Je n’en avais pas la moindre idée hier, mais aujourd’hui, j’ai créé un gros fichier Excel pour le planning du personnel et le budget», dit-il avec son rire caractéristique.
Les initiateurs de la campagne contre la loi sur les détectives dans les assurances sociales souhaitent maintenant impliquer leurs partisans à chaque étape jusqu’à la votation de novembre. Après avoir écrit le texte qui doit figurer dans la brochure officielle d’explication du scrutin, Dimitri Rougy leur a par exemple soumis son projet en sollicitant leurs commentaires.
Les campagnes citoyennes peuvent prendre davantage de temps et n’ont pas nécessairement les moyens payer des experts dans tous les domaines, dit-il. Faire partie des pionniers et effectuer la plupart du travail sans aide professionnelle extérieure pourraient en définitive s’avérer un désavantage. «Il n’existe pas en Suisse de modèle à suivre et il n’y a personne à qui s’adresser», dit-il.
Critiques
Cette nouvelle forme de campagne se concentre sur la mobilisation et les émotions individuelles, remarque le politologue Claude Longchamp. Il ne s’agit plus «de convaincre les indécis avec des arguments pour ou contre, dit-il dans la colonne qu’il tient pour swissinfo.ch, mais de pousser de manière émotionnelle les électeurs à donner leur voix».
Citant des experts du marketing, Claude Longchamp constate un changement radical dans la communication politique. Les comités court-circuitent les médias traditionnels et s’adressent à des «multiplicateurs» ou des «citizen marketer», c’est-à-dire des annonceurs-citoyens. Certains critiques remarquent que si les partis et les organisations politiques ne jouent plus leur rôle dans le processus politique, des groupes de pression disposant de larges moyens financiers pourraient prendre leur place.
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Des scrupules à ce propos, Dimitri Rougy?
«Non… (Longue pause) Non, pas du tout, dit-il. Nous sommes une démocratie pluraliste. Les structures des partis et des organisations changent continuellement. Ce ne sont pas les groupes comme le nôtre qui creusent leur tombe. Ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils ne font pas convenablement leur job.»
Le jeune homme balaye tout aussi aisément les critiques qui remarquent que les campagnes numériques ont lieu dans une bulle limitée à la jeune génération et n’atteignent pas la grande majorité des citoyens plus âgés – considérés en général comme les plus assidus à se rendre aux urnes. Il admet toutefois indirectement le fossé des générations en précisant que le comité référendaire conjuguera deux approches.
Sur le terrain
«Sur internet, nous voulons motiver les gens à s’engager également sur le terrain. Nous voulons susciter le plus possible de discussions, nous voulons que les gens parlent avec leurs amis et les membres de leurs familles».
Il est cependant convaincu que l’espace numérique lui permet d’être proche de ses partisans. Et il affirme qu’il restera fidèle à lui-même, quelle que soit la tournure que sa carrière politique ou professionnelle prendra après la votation de novembre.
Et qu’en est-il du cliché de l’enfant du numérique qui tapote habilement des textos sur son téléphone pendant qu’il s’entretient avec un journaliste? Pas aujourd’hui… Pas durant les deux heures de notre rencontre. Il ne s’excusera donc pas une seconde fois.
(Traduction de l’anglais: Olivier Huether)
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