En Tunisie, le dernier combat de Béji Caïd Essebsi
Avec son parti Nidaa Tounes, le charismatique avocat et ex-ministre de 87 ans part favori des législatives et des présidentielles. Ses partisans voient en lui un «père» capable de sortir le pays de trois ans de marasme post-révolution.
«Béji, président! Béji, président!» Dans la touffeur de la grande salle couverte de Mellassine, à Tunis, une foule enfiévrée scande le prénom de Béji Caïd Essebsi. Les drapeaux s’agitent et les tambours frappent les tympans. Ce jeudi 9 octobre, des milliers de militants sont venus écouter le président de Nidaa Tounes, lors du premier meeting d’ampleur organisé par le parti depuis le lancement officiel de la campagne pour les législatives tunisiennes, prévues le 26 octobre prochain.
Formation d’orientation sociale-démocrate fondée en 2012, Nidaa Tounes domine les sondages devant les islamistes d’Ennahdha (lire l’encadré). Et son charismatique leader est le favori des présidentielles, dont le premier tour aura lieu le 23 novembre. Ces deux rendez-vous mettront fin à la période transitoire qui a suivi la chute du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011.
«Béji» fait son entrée sur l’hymne national, entonné à l’unisson. Le lieu du rassemblement n’a pas été choisi au hasard: Mellassine est un quartier défavorisé de la capitale, aux rues sales, où le taux de chômage est élevé. «Il est anormal que la Tunisie avance à deux vitesses et que des régions du pays restent laissées pour compte», lance le tribun, ultra à l’aise. Entre deux tirades mobilisatrices et pleines de promesses, il place un bon mot, amuse l’assemblée, interpelle des membres des premiers rangs.
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Ambiance de meeting dans un quartier défavorisé de Tunis
A la sortie, le public est conquis. «Il était magnifique, extra, s’enflamment trois jeunes femmes, dont deux portent le voile, des étoiles dans les yeux. Il nous comprend.» Chemise bleue rayée, Battini, un étudiant en entrepreneuriat de 24 ans, n’est pas moins enthousiaste: «Il était excellent, comme toujours. On le sent proche de nous. C’est le vrai Tunisien, l’authentique Tunisien. Il parle comme parlaient mes grands-parents. Ce sont de petits détails que l’on remarque. On appelle ça «rihet el bled», l’odeur du pays.»
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Réactions à la sortie du meeting de Béji Caïd Essebsi
Béji Caïd Essebsi, 87 ans, n’en est pas à son premier discours. Militant dès l’adolescence contre l’occupation française, il s’est vu confier plusieurs portefeuilles de ministres durant le régime du premier président tunisien Habib Bourguiba et a occupé des responsabilités au parlement au début du règne de Ben Ali dans les années 1990.
Retour au premier plan
Aujourd’hui marié et père de quatre enfants, l’avocat est revenu sur le devant de la scène politique après la révolution. Le 27 février 2011, il accède au poste de Premier ministre du gouvernement provisoire en remplacement de Mohamed Ghannouchi, issu de l’ancien pouvoir et poussé à la démission par la rue. Béji Caïd Essebsi a pour délicate mission de mener à bien les élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC) d’octobre, puis se retire le 24 décembre de la même année au profit de Hamadi Jebali, secrétaire général d’Ennahdha, vainqueur du scrutin, qui forme le gouvernement de la «troïka».
Vers une sanction de la «troïka»
Le parti Nidaa Tounes présidé par Béji Caïd Essebsi domine les sondages relatifs aux législatives du 26 octobre prochain en Tunisie. Il devancerait de peu le mouvement islamiste Ennahdha de Rached Ghannouchi, qui avait remporté les élections de l’Assemblée nationale constituante en octobre 2011 pour former ensuite le gouvernement de la «troïka» avec le Congrès pour la République et Ettakatol, remplacé par une administration de technocrates suite à l’adoption de la nouvelle Constitution en janvier 2014.
«Nidaa Tounes est en train de réconcilier les Tunisiens avec leur identité nationale, analyse Mohamed Kerrou, professeur à la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis. De plus, Ennahdha a fait l’expérience du pouvoir au sein de la troïka, qui a montré son incapacité à résoudre la crise économique et sociale à laquelle la Tunisie fait face.» Le politologue estime que 50 à 60% des votes seront répartis entre les deux partis de masse et que 10 à 20% des voix iront à une troisième force encore indéfinie. «Dans tous les cas, des alliances devront être conclues.»
Mohamed Kerrou précise que ces prévisions sont fragiles: «En plus des problèmes méthodologiques inhérents à tout sondage, il faut prendre en compte le fait que la Tunisie est un pays qui commence son processus de transition. L’opinion publique n’est pas constituée. Le taux d’abstention risque aussi d’être plus élevé qu’en 2011, car la politique est trop présente dans les médias. Enfin, tout pourrait basculer en cas d’attentat.»
Béji Caïd Essebsi entre alors dans l’opposition et fonde Nidaa Tounes (littéralement «L’Appel de la Tunisie») le 16 juin 2012, avec une dizaine d’autres figures politiques, économiques et syndicales, dont plusieurs gauchistes et quatre ex-ministres de son administration. Dans un premier temps, le président du nouveau parti déclare ne pas vouloir se présenter aux présidentielles, puis change d’avis et annonce sa candidature le 28 avril 2013 sur la chaîne privée Nessma TV, «dans l’intérêt du pays».
Noureddine Ben Ticha a vécu cette période de l’intérieur. Ce militant de longue date, ancien membre du Parti communiste des ouvriers de Tunisie, qui a connu la torture et la prison, a fait partie de l’équipe initiatrice de Nidaa Tounes. Il a contribué à l’élaboration de la philosophie du parti et de sa «stratégie de défense médiatique». A l’époque animateur politique sur la très populaire radio privée Mosaïque FM, il rencontre «Si Béji» («Monsieur Béji»), comme il l’appelle, pour la première fois en 2011. Il en devient rapidement très proche.
«Il m’écoutait souvent», confie Ben Ticha de sa voix grave et lente, attablé dans un café du centre-ville de Tunis. Son téléphone vibre sans arrêt mais il ne décroche pas. «C’est quelqu’un de drôle et de très agréable. Il est à l’écoute lorsqu’il le veut. Il m’a beaucoup appris, de par son expérience énorme et son sens de la répartie. A certains moments, je poussais pour accélérer et lui me disait: ‘Tu sais, Noureddine, il faut attendre que certaines choses tombent toutes seules.’ Il y avait une relation de confiance mutuelle.»
Noureddine Ben Ticha s’exprime à l’imparfait parce qu’il a été exclu de Nidaa Tounes le 15 septembre dernier, officiellement en raison de son soutien à un autre candidat aux présidentielles, l’indépendant Mustapha Kamel Nabli. «Je considère toujours Nidaa Tounes comme mon parti et j’y ai plein d’amis, explique Ben Ticha en fumant. Mais il y a certains comportements avec lesquels je ne suis pas d’accord au sein de l’organisation.» Il dit n’avoir plus vu «Si Béji» depuis fin août. «Je ne lui en veux pas. Ma relation avec lui est profonde. Je ne ressens aucune haine.»
Critiques
Ecarté de Nidaa Tounes en même temps que Noureddine Ben Ticha, le journaliste et militant Omar Shabou avait, quant à lui, adressé une lettre de critiquesLien externe dix jours plus tôt à Béji Caïd Essebsi, publiée le 5 septembre par le journal électronique tunisien «Business News». En plus de mettre en doute l’état de santé du dirigeant, l’ancien exilé en France accuse: «Les choses sont désormais claires dans mon esprit et dans l’esprit de plus d’un dirigeant de Nidaa. Il nous est désormais difficile de croire que vous êtes maître de vos décisions au sein du parti.» Omar Shabou évoque un «quarteron de personnes» voulant «mettre la main sur l’appareil du parti»: «Ma crainte est que, demain, cet entourage nocif s’auto-transfère au palais de Carthage [le palais présidentiel]. Et les Tunisiens de se retrouver avec de nouveaux Belhassen Trabelsi, Mansour Skhiri, Leila Trabelsi et autres Saïda Sassi.»
Ces critiques s’ajoutent à d’autres. La candidature du fils de Béji Caïd Essebsi aux législatives en tant que tête de liste d’une circonscription de Tunis a suscité des craintes de népotisme. Hafedh s’est depuis rétracté, mais le rôle exact joué par l’homme d’affaires et membre du bureau exécutif de Nidaa Tounes au sein du parti alimente les discussions. L’image de Béji Caïd Essebsi a aussi été ternie en 2013 par une enquête du site «Nawaat»Lien externe sur une supposée transaction opaque autorisée alors qu’il était Premier ministre entre son frère Salaheddine et l’un des gendres de Ben Ali Slim Chiboub, impliqué dans plusieurs procès pour corruption, notamment en Suisse. L’affaire a été démentie par le gouvernement de la troïka.
Plus récemment, l’homme fort de Nidaa Tounes a été taxé de «sexiste» après avoir lancé «ce n’est qu’une femme» sur un plateau de télévision en réponse aux attaques à son encontre de la candidate d’Ennahdha aux législatives et vice-présidente de l’ANC Mehrezia Laâbidi. Le mouvement islamiste, qui ne présente aucun candidat aux présidentielles et qui rêve d’un chef d’Etat «consensuel», c’est-à-dire faible, va d’ailleurs tout faire pour barrer la route à Béji Caïd Essebsi. Dans ce contexte, les résultats des législatives seront déterminants.
«Il va gagner quoi qu’il arrive»
Malgré tout, «BCE» est bien parti pour l’emporter sur les 26 autres prétendants, selon Mohamed Kerrou, professeur à la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis: «A mon avis, il va gagner quoi qu’il arrive. Les Tunisiens se cherchent un père, un chef fort qui oriente l’Etat en crise. On préfère un patriarche âgé qui nous sorte de cette situation plutôt qu’un aventurier. Il n’y a personne d’autre capable d’autant mobiliser les masses et de tenir tête à la troïka. Le seul autre grand leader, en Tunisie, est le président d’Ennahdha Rached Ghannouchi, mais il n’est pas en lice.»
«Bejbouj» n’est pas supporté par les élites, mais par le peuple, selon le politologue: «Il peut compter sur les voix des plus de 40 ans qui ont connu les années fastes du régime de Ben Ali.» Il a aussi le soutien des nostalgiques de Bourguiba, héros de l’indépendance, autoritaire également mais sans les aspects sécuritaire et avaricieux de Ben Ali. Beaucoup voient en Béji Caïd Essebsi l’héritier de Bourguiba. La ressemblance physique est d’ailleurs frappante. Les jeunes qui ont fait la révolution, par contre, se méfient. «Dans leur majorité, ils ne voteront pas Essebsi, c’est sûr, note Mohamed Kerrou. Mais comme ils ne votent pas, ça n’aura pas d’influence.»
Une carrière au sommet de l’Etat
Béji Caïd Essebsi est né le 29 novembre 1926 dans le village aujourd’hui très touristique de Sidi Bou Saïd, dans la banlieue nord de Tunis. Fils d’un père agriculteur décédé alors qu’il n’avait pas encore dix ans et d’une mère issue d’une famille de militants au sein du Néo-Destour, en lutte contre l’occupation française, il rejoint ce même parti à l’âge de 15 ans. Après l’indépendance en 1956, il occupe des fonctions au plus haut sommet de l’Etat.
Durant le règne du fondateur du Néo-Destour et premier président de la République tunisienne Habib Bourguiba, dont il était très proche et à qui il a consacré un livre*, «BCE» est notamment nommé directeur de la sûreté nationale, ministre de l’Intérieur, de la Défense, des Affaires étrangères et ambassadeur à Paris, dans le désordre.
Après le coup d’Etat de Ben Ali en 1987, il est président de la Chambre des députés de 1990 à 1991 et député jusqu’en 1994, puis quitte la vie politique avec «le sentiment de ne pas avoir pu changer grand-chose au système», selon des propos rapportés par l’hebdomadaire «Jeune Afrique»Lien externe en 2005: «Mais j’ai quitté la scène politique sans regret. Et sans nostalgie. J’assume totalement tout ce que j’ai fait.» Il réapparait au premier plan de la politique tunisienne après la révolution de 2011.
*Béji Caïd Essebsi, Habib Bourguiba, le bon grain et l’ivraie, Tunis, Sud Editions, 2009.
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