Faut-il limiter les écarts de salaire?
Une initiative entend limiter les écarts de salaire en Suisse. Selon le texte, aucun employé d’une entreprise ne pourrait gagner moins en un an que ce que gagne le dirigeant le mieux rémunéré en un mois. Le peuple se prononcera le 24 novembre sur cette initiative baptisée «1:12».
Moins de neuf mois après le plébiscite de l’initiative «Contre les rémunérations abusives», promue par le petit entrepreneur Thomas Minder, les Suisses votent sur une autre proposition née à la suite de l’indignation publique suscitée par les salaires exorbitants de certains top managers. Il s’agit cette fois de l’initiative «1:12 – Pour des salaires équitables» lancée par la Jeunesse socialiste.
Alors que l’initiative Minder, approuvée le 3 mars dernier, concernait uniquement les sociétés cotées à la Bourse suisse et donnait aux actionnaires le pouvoir de fixer les rémunérations des hauts dirigeants, la nouvelle initiative concerne toutes les entreprises et implique un contrôle de l’Etat.
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L’un est pour 1:12, l’autre est contre
Pour freiner les «grands managers qui accaparent l’argent», les jeunes socialistes demandent que le salaire le plus élevé versé par une entreprise soit au maximum 12 fois plus élevé que le plus bas. Cette règle n’impliquerait aucun changement dans la plupart des petites et moyennes entreprises et des administrations publiques, puisqu’aujourd’hui déjà l’écart y est inférieur à cette limite. La mesure frapperait surtout les grandes sociétés – y compris celles contrôlées par la Confédération – qui offrent des rémunérations très élevées aux managers.
L’objectif est une répartition plus équitable de la masse salariale. Les promoteurs de l’initiative sont convaincus que la limitation de l’écart salarial provoquerait une compression des rémunérations des dirigeants et, parallèlement, un relèvement des bas salaires.
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Les profiteurs en six dessins
Entre justice sociale et libre marché
«C’est une question de justice sociale», déclare Cédric Wermuth, député et ancien président de la Jeunesse socialiste. Ces 15 dernières années en Suisse, l’augmentation des salaires a été en moyenne nettement inférieure à celle de la productivité, parce qu’«une très petite minorité de hauts dirigeants, surtout dans les grandes sociétés, se sont mis une grande partie du total des gains dans les poches», affirme le parlementaire socialiste.
«L’économie suisse a du succès et fonctionne très bien en comparaison internationale. Cela est dû à divers facteurs, en particulier à une législation du travail relativement libérale. Nous ne voulons pas de diktat de l’Etat pour fixer les salaires maximaux ou minimaux», déclare Jean-François Rime, président de l’Union suisse des arts et métiers (USAM), l’organisation faîtière des petites et moyennes entreprises. Pour ce dernier, l’initiative est «clairement estampillée étatique» et va à l’encontre des principes de l’économie de marché sur lesquels se base la Suisse.
Par ailleurs, si l’initiative 1:12 était acceptée, elle ne produirait pas les effets recherchés par ses promoteurs, ajoute Jean-François Rime, qui est également patron d’un petite entreprise et député de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice). «On n’augmenterait pas les salaires les plus bas, mais on ferait disparaître les emplois au bas de l’échelle salariale, car pour éviter d’être soumis à cette règle, les entreprises externaliseraient toute une série de travaux», estime-t-il.
«Les grandes société qui ont des dirigeants avec des salaires exorbitants et qui seraient donc touchées par l’initiative ont déjà procédé à l’outsourcing de tous les bas salaires dans les années 1990», rétorque Cédric Wermuth. Le député socialiste juge en outre qu’«une externalisation destinées à éviter une norme approuvée par le peuple serait antidémocratique et illégale. Si l’initiative était adoptée, le Parlement devrait voter une loi qui définisse clairement ce qui est ou non possible de faire.»
En Suisse, entre 1000 et 1300 entreprises – soit environ 1,5% de toutes les entreprises – connaissent un système où le salaire le plus haut dépasse 12 fois le salaire le plus bas. Le cas concerne environ 4400 personnes.
C’est ce qu’indique une étude indépendante du Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, publiée début octobre et basée sur les données 2010 d’un panel représentatif de 43’627 entreprises dans toute la Suisse. La masse salariale touchée par l’initiative se montait à 1,5 milliard de francs.
Dans 96,3% des entreprises examinées, le rapport est inférieur à 1:8. Globalement, le rapport moyen de l’écart entre le salaire le plus bas et le plus élevé est seulement de 1:2,2.
Les très grandes entreprises (avec plus de 2000 employés) sont proportionnellement surreprésentées parmi celles qui sont touchées par l’initiative.
Au total, les entreprises qui avaient en 2010 un écart salarial supérieur à 1:12 employaient environ un million de personnes, contre 2,91 millions dans celles qui ne le dépassaient pas.
Des chiffres très différents
Les opposants à l’initiative craignent aussi des délocalisations à l’étranger et un effet dissuasif sur les sociétés étrangères potentiellement intéressées à s’installer en Suisse, et donc à une perte d’emplois et à une augmentation du chômage. La fuite des entreprises et l’abaissement des salaires élevés se traduiraient ensuite par une baisse drastique de recettes pour les assurances sociales et les impôts tant au niveau fédéral que cantonal et communal, avertissent-ils.
Selon une étude réalisée par l’Université de St-Gall sur mandat de l’USAM, si l’initiative était acceptée, les pertes pour la collectivité pourraient osciller entre 2 et 4 milliards de francs par an en fonction des scénarios. «Même si nous prenons le scénario le moins négatif, je crois que cela suffit pour dire non à l’initiative», affirme le président de l’USAM.
Cédric Wermuth souligne de son côté que même le gouvernement, qui s’oppose pourtant à l’initiative, a indiqué dans une réponse à une interpellation parlementaire de Jean-François Rime qu’il n’est pas possible de fournir à l’avance des données relatives aux conséquences économiques pour l’Assurance vieillesse et survivants, étant donné qu’il existe une grande incertitude sur ce que pourraient être les réactions des entreprises au cas où un oui sortirait des urnes le 24 novembre. Un avis d’ailleurs confirmé par le ministre des Affaires sociales Alain Berset devant le Parlement en septembre dernier.
Une étude indépendante réalisée par le Centre d’études conjoncturelles (KOF) de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich est également arrivée à la conclusion qu’il est impossible de faire des prévisions fiables sur les effets possibles de l’initiative «en raison d’un manque d’expérience concernant de telles mesures». Même des hypothèses «seraient des spéculations, étant donné l’incertitude concernant l’application de l’initiative», souligne le KOF.
Pour sa part, Cédric Wermuth admet la possibilité d’une baisse de recettes dans la phase initiale. Mais sur le long terme, il prévoit «une redistribution des salaires vers le bas qui ferait augmenter la consommation au profit de toute l’économie suisse». Cela signifierait aussi davantage de recettes pour l’Etat par le biais de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et de l’impôt sur les bénéfices des entreprises.
Selon le socialiste, on retournerait ainsi au «modèle suisse des grands progrès économiques de l’Après-guerre, qui était un modèle de petits écarts salariaux». Pour Jean-François Rime en revanche, «ce qui est en jeu, c’est l’ingérence de l’Etat dans les relations entre employeurs et employés, ce qui est étranger au modèle de succès de la Suisse».
Lancée par la Jeunesse socialiste, l’initiative populaire «1:12 – Pour des salaires équitables» a été déposée en avril 2011 avec environ 113’000 signatures valables.
Le texte propose d’introduire dans la Constitution un nouvel article qui stipule: «Le salaire le plus élevé versé par une entreprise ne peut être plus de douze fois supérieur au salaire le plus bas versé par la même entreprise. Par salaire, on entend la somme des prestations en espèces et en nature (argent et valeur des prestations en nature ou en services) versées en relation avec une activité lucrative». Des exceptions sont uniquement admises pour les salaires de personnes en formation, de stagiaires et de personnes en emploi protégé.
Si l’initiative était approuvée le 24 novembre, la loi d’application devrait entrer en vigueur dans les deux ans suivant le vote.
Le gouvernement et la majorité du Parlement recommandent le rejet de l’initiative. Celle-ci est soutenue par les partis de gauche et les syndicats, mais combattue par les partis de droite et les organisations patronales.
Pour être approuvée, l’initiative nécessite la double majorité du peuple et des cantons.
(Traduction de l’italien: Olivier Pauchard)
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