Genève, nid d’espions
La cité de Calvin est l’un des hauts lieux mondiaux de l’espionnage. Les autorités helvétiques préfèrent cependant s’en tenir à leur traditionnelle retenue.
Peu après l’invasion russe en Ukraine en février 2022, quelque 500 diplomates russes ont été expulsés de pays européens. Ils étaient tous soupçonnés d’espionnage. La Suisse se distingue comme l’un des seuls pays à ne pas avoir procédé à de tels renvois.
Selon le rapportLien externe de situation de 2023 du Service de renseignement de la Confédération (SRC), environ 220 personnes travaillent dans les représentations diplomatiques et consulaires de la Russie à Berne et à Genève. Le SRC écrit: «Il est très probable qu’au moins un tiers de cet effectif continue à travailler pour les services de renseignement russes.»
Dans la plupart des pays européens, la nouvelle confrontation est-ouest complique la tâche pour les réseaux d’espionnage russes. «En Suisse, les services de renseignement russes disposent toutefois très probablement d’une plus grande marge de manœuvre en raison de leur grande présence», déclare le SRC, sans ambiguïté.
Éviter de créer la mauvaise humeur
Cette franchise reflète la manière dont la Suisse officielle traite les réseaux d’espionnage sur son territoire. Le service de renseignement est interdit lorsqu’il collecte des informations politiques, économiques et militaires au détriment de la Suisse. De même, il est interdit de transmettre à des acteurs étrangers des informations sur ses institutions, ses entreprises et les personnes qui résident sur le territoire.
Dans la pratique, il est difficile de s’opposer à ces pratiques. Le personnel diplomatique accrédité, souvent sollicité pour ce type de renseignement, bénéficie de l’immunité et ne peut guère être poursuivi pénalement. Ce qui reste, c’est la possibilité d’expulsion. Un droit que la Suisse n’utilise toutefois pratiquement jamais.
«Il est dans l’ADN diplomatique de la Suisse de n’expulser des diplomates que dans de rares cas exceptionnels», explique l’historien Adrian HänniLien externe, spécialiste des services de renseignement. On veut éviter de créer des tensions diplomatiques. En outre, cette attitude ne permettrait pas forcément de maîtriser le phénomène. «Si un espion est expulsé, en règle générale, le suivant arrive tout simplement.»
Pour le contre-espionnage, la surveillance d’un collaborateur des services secrets identifié est donc parfois plus prometteuse qu’une intervention rigoureuse et médiatisée. Tous les pays qui ont expulsé des diplomates russes le savent bien sûr aussi. «Ces expulsions doivent également être comprises comme un signal politique, reprend Adrian Hänni. Toutefois, depuis février 2022, certains pays européens ont expulsé des agents de manière très ciblée. Ceux-ci qui ont été bannis étaient essentiels aux activités des bases d’espionnage dans les ambassades. Dans certains cas, leurs postes ont été immédiatement supprimés, de sorte que Moscou ne pouvait plus les remplacer par des espions frais.»
En revanche, la Suisse s’en tient, dans de telles affaires, à sa tradition de passivité. Du moins en public. On peut partir du principe qu’en coulisses, elle n’hésite pas à se plaindre auprès des États concernés si son personnel se montre trop entreprenant, selon Adrian Hänni.
Les autorités ont en tout cas déjà beaucoup d’expérience en la matière. L’espionnage est courant à Genève depuis la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, la ville du bout du lac Léman héberge près de 240 représentations étrangères, des dizaines d’organisations internationales et des centaines d’ONG.
Il est donc naturel que la ville abrite aussi de nombreux espions. Genève est aujourd’hui, avec Bruxelles et Vienne, l’un des trois hauts lieux de l’espionnage en Europe.
Pendant la Guerre froide, Vienne était considérée comme la «ville des espions». Comme en Suisse, la présence d’organisations internationales, la neutralité et la situation géographique jouent un rôle central. Le traitement du personnel diplomatique travaillant dans le domaine du renseignement en Autriche a donc longtemps ressemblé à ce qui se passe dans les frontières helvétiques: on laissait faire.
Une rupture a eu lieu l’année dernière, lorsque l’Autriche a rejoint des pays de l’UE en expulsant plusieurs personnes. Cette décision faisait suite à des blâmes sévères de la part des pays occidentaux qui reprochent aux autorités autrichiennes d’être trop favorables à la Russie. Certaines instances collaboreraient ainsi directement avec les autorités russes.
Vienne est le siège de plusieurs organisations importantes, dont les Nations Unies (ONU), l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) et l’Organisation pour la coopération en Europe (OSCE).
À cela s’ajoutent d’autres facteurs. La Suisse est située au cœur de l’Europe. Elle est très bien desservie par les transports. Offrant en outre toutes les commodités d’un État occidental et démocratique, elle s’efforce d’entretenir les meilleures relations possible avec tous les pays, grâce à une conception large de la démocratie. Les activités de renseignement ont aussi un coût. La discrétion de la place financière est utile pour financer des opérations et dissimuler l’origine des fonds.
Un terrain de jeu confortable
Des actions complexes peuvent ainsi être préparées et menées à Genève. Grâce aux révélations d’Edward Snowden, on sait par exemple que les États-Unis gèrent un Special Collection Service dans la cité de Calvin, soit un point de surveillance conçu pour des écoutes difficiles. Il est également certain qu’Israël a espionné les discussions sur le nucléaire avec l’Iran en 2015. Et les services de renseignement français sont connus pour être actifs dans la ville, sans même reculer, comme dans les années 1950, devant des tentatives d’assassinat.
Dans le rapport du SRC, il est toutefois surtout question des activités d’espionnage de la Russie, de la Chine et de l’Iran. Cette focalisation est sans doute liée à l’actualité et au fait que l’on ne veut pas pointer les activités des États partenaires. Il est intéressant de noter la distinction faite par le SRC. La Russie pratique un espionnage «classique», dirigé contre d’autres États, tandis que la Chine et l’Iran agissent en premier lieu contre leur propre diaspora.
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Quand la Suisse était une plaque tournante des espions chinois
Adrian Hänni n’est pas tout à fait d’accord avec cette évaluation. «Il est difficile de faire une distinction claire. L’espionnage russe s’attaque aussi aux citoyens russes. Et c’est surtout la Chine qui a massivement développé ses activités d’espionnage au cours des dernières années.» L’augmentation des opérations d’influence est particulièrement frappante avec des tentatives incessantes pour influencer l’opinion publique en Occident.
Le SRC indique en outre: «Il est très probable que, par rapport aux services russes, les services de renseignement chinois utilisent des couvertures non diplomatiques dans une plus large mesure.» C’est-à-dire que ces activités sont aussi pratiquées par des individus travaillant dans le domaine scientifique, dans les médias ou dans des ONG.
Dans ce contexte, ces personnes sont qualifiées d’«illégales», par opposition aux «légales» qui exercent leur activité d’espionnage avec une couverture diplomatique. Les termes utilisés montrent à quel point les services de renseignement sont traités de manière pragmatique.
Adrian Hänni estime qu’en raison des expulsions, il sera de plus en plus difficile pour les services russes de travailler en Europe. Il s’attend donc à ce que la Russie fasse de plus en plus appel à des «illégaux». Ces derniers mois, plusieurs pays européens ont connu des cas où de tels individus ont été démasqués.
D’une manière générale, la découverte d’espions entraîne une pesée d’intérêts. Les relations bilatérales peuvent être perturbées. Et il faut toujours s’attendre à des représailles. La Russie a par exemple riposté en expulsant de nombreux diplomates européens l’année dernière.
La Suisse et le contournement des sanctions
Adrian Hänni voit le plus grand défi dans un autre domaine, peu traité dans le rapport du SRC. La Suisse pourrait devenir une plaque tournante pour le contournement des sanctions. Là encore, il y a des continuités historiques. «Pendant la Guerre froide, la Suisse a joué un rôle clé dans les transferts de technologie de l’Ouest vers l’Est.»
L’éventail des possibilités est large. Il comprend des entreprises de couverture en Suisse, qui font du commerce ou accumulent des connaissances sous la direction d’un service de renseignement. Ou encore du personnel recruté par des entreprises technologiques locales. Parfois, cela passe même par des transactions commerciales normales avec des entreprises locales qui agissent de bonne foi, les marchandises arrivant en Russie via des pays tiers.
L’imposition de sanctions a entraîné des problèmes pour les biens industriels en Russie. Le pays est certes technologiquement avancé, mais il dépend des importations occidentales, notamment pour les produits haut de gamme. Actuellement, ces produits sont souvent importés via d’autres pays, ce qui permet de contourner partiellement les sanctions.
On s’attend donc à ce que la Russie développe ses activités d’espionnage politique et économique. Si cela ne tenait qu’au SRC, la Suisse sortirait de sa passivité et commencerait à expulser des personnes, estime Andrian Hänni. Le gouvernement continue toutefois de s’en tenir à sa traditionnelle retenue.
Relu et vérifié par Marc Leutenegger, traduit de l’allemand par Mary Vacharidis
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