Genève, un centre d’écoute de la NSA et de la CIA
Centre international, Genève figure parmi les 19 villes choisies par les services secrets américains pour déployer de puissants moyens d’espionnage. Journaliste d'investigation britannique, Duncan Campbell dévoile à swissinfo.ch l'étendue possible de la surveillance américaine en Suisse.
Dimanche dernier, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel a qualifié la mission des Etats-Unis à Genève d’importante station de surveillance électroniques de la NSA et de la CIA. Et ce sur la base des documents dévoilés cette année par Edward Snowden, ancien informaticien de la CIA.
Selon le document cité par Der Spiegel, un corps d’élite dirigé conjointement par la CIA et la NSA – le «Special Collection Service» – est déployé dans 80 villes dans le monde, dont 19 en Europe. Genève, qui abrite un grand nombre d’organisations internationales et de missions diplomatiques, en fait partie.
Le journaliste d’investigation britannique Duncan Campbell est l’un des consultants que l’hebdomadaire allemand a utilisé pour son enquête parue dimanche dernier.
Journaliste d’investigation, auteur, consultant et producteur de télévision, Duncan Campbell est spécialiste des questions liées à la protection de la sphère privée, des libertés et de la surveillance. Il est également un expert en données informatiques.
Il a témoigné en tant que spécialiste dans plus d’une centaine d’affaires criminelles et civiles. Il a également conseillé la Chambre des communes (Chambre basse) britannique ainsi que le Parlement européen en matière de législation sur les activités de surveillance.
Duncan Campbell a été le premier journaliste à révéler l’existence de la British electronic intelligence agency en 1976. Lors d’un procès retentissant deux ans plus tard, le gouvernement a tenté de l’envoyer pour 30 ans derrière les barreaux pour atteinte à la Loi sur les secrets officiels.
En 1988, il a révélé l’existence du programme de renseignement Echelon, un système mondial d’interception des communications privées et publiques élaboré par les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
swissinfo.ch: Pourquoi Genève?
Duncan Campbell: La mission américaine se trouve sur les hauteurs du quartier diplomatique, à proximité du siège européen des Nations unies. Le dispositif d’écoute est en mesure de capter les signaux électroniques émis depuis l’ONU, ses agences et l’ensemble des organisations, missions, ONG qui gravitent autour du Palais des Nations, si ces communications sont mal protégées.
J’avais d’ailleurs remarqué au début des années 2000 – lors d’un passage au centre de politique de sécurité (GCSP) – des modifications du dispositif électronique sur le toit de la mission.
swissinfo.ch: Un récent documentaire de la télévision allemande ZDF affirme que la NSA a, depuis un poste de contrôle à Bad Aibling près de Munich, un accès direct aux stations d’écoute au Danemark, tout comme en Suisse, dans les villes de Loèche et de Heimenschwand. Le documentaire prétend qu’il existe un accord secret entre la NSA et le Danemark et la Suisse pour échanger des données. Est-ce plausible?
D.C.: Concernant le Danemark, certainement. Pour la Suisse, je suis également certain qu’il y a un accord d’échanges avec la NSA. Les Etats-Unis sont en effet très impliqués dans la station de Loèche. Bad Aibling a toujours été une base de la NSA. Sa direction est passée aux mains des services secrets allemands (BND) avec une certaine présence américaine. L’histoire est donc plausible, même si je n’ai pas les preuves.
swissinfo.ch: En août, les journaux ont publié les noms des sept sociétés commerciales soupçonnées de travailler secrètement avec l’agence de renseignement électronique britannique GCHQ, en donnant à l’agence l’accès aux communications privées de leurs clients. Parmi ces entreprises figure la compagnie américaine de télécom Level3, qui dispose d’une succursale à Zurich. Qu’est-ce que cela signifie pour la Suisse?
D.C.: Tous les documents révélés par Edward Snowden montrent que la complicité des sociétés commerciales, environ 80 dans le monde, va bien au-delà de ce qui leur était légalement imposé. La vente des informations de leurs clients aux agences d’espionnage est l’un des aspects les plus horribles des informations transmises par Snowden. Les activités de Level3 en Grande-Bretagne et à l’étranger sont incluses dans ces documents.
swissinfo.ch: Vous avez consacré une grande partie de votre carrière journalistique à enquêter sur les activités de surveillance illégales. Qu’est-ce qui vous a le plus choqué à propos des fuites de la NSA?
D.C.: L’aspect le plus choquant des révélations courageuses d’Edward Snowden est l’ampleur de la surveillance. Ceux qui comme moi sont engagés dans ce domaine n’ont pas été surpris par les méthodes utilisées. Nous pensions toutefois que ces pratiques étaient limitées et utilisées de manière proportionnelle, même si nous savions qu’elles n’étaient pas employées uniquement pour lutter contre le terrorisme.
Mais les documents dévoilés montrent qu’une bande de jeunes allumés a pris le pouvoir. Ces personnes se croient autorisées à espionner tout et n’importe quoi, quand elles le désirent. Elles ont perdu tout sens moral et respect des valeurs civiques.
C’est un choc, qui a pour conséquence de remettre en cause la sécurité d’Internet et de ses composants, tant physiques qu’électroniques. Ils ont détruit le système; ils ont anéanti la sécurité.
swissinfo.ch: Mais en recueillant autant d’informations, la NSA n’est-elle pas tout simplement submergée par les données?
D.C.: Les informations dévoilées par Snowden laissent à penser que les systèmes technologiques sont capables de digérer la masse croissante des informations circulant sur Internet. Ils ont la capacité de traiter presque trois-quarts des données qui se trouvent aujourd’hui sur la Toile.
Avant de trouver refuge en Russie, Edward Snowden, l’ancien employé de la NSA qui a révélé les détails de plusieurs programmes de surveillance de masse américains et britanniques, a affirmé qu’il avait travaillé pour la CIA à Genève sous couverture diplomatique. C’est là, dit-il, qu’il a pour la première fois réalisé l’ampleur de ces programmes de surveillance.
Il a également décrit comment la CIA avait recruté un banquier genevois après l’avoir enivré puis sorti d’affaires lors de son arrestation. En juin, le gouvernement suisse a demandé des explications à Washington, qui lui a affirmé avoir respecté les lois suisses de l’époque.
Au mois de septembre, le gouvernement a publiquement condamné toutes formes d’activités de renseignement menées par des services étrangers en Suisse. Il a ordonné au ministère de la Défense de poursuivre ses investigations sur de possibles activités d’espionnage sur sol helvétique en vue de proposer de nouvelles mesures de sécurité.
Le ministre de la Défense, Ueli Maurer, a déclaré le 30 octobre que les enquêtes étaient toujours en cours. Ueli Maurer a également indiqué que le gouvernement suisse n’avait jamais eu de contacts avec la NSA, rejetant les accusations selon lesquelles la Suisse avait échangé des données avec l’agence de renseignement nord-américaine.
Des déclarations contredites par de nouveaux documents confidentiels d’Edward Snowden publiés mercredi par le quotidien espagnol El Mundo. La Suisse apparaît sur une liste de dix-neuf pays qualifiés par la NSA de «Focused Cooperation», soit la deuxième catégorie après celle de l’alliance des cinq (Five Eyes Alliance) qui réunit la Grande-Bretagne, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande.
Plusieurs parlementaires exigent que le gouvernement suisse dépose une protestation officielle auprès des autorités américaines ou qu’il prenne des mesures politiques pour répondre à ces activités présumées d’espionnage.
swissinfo.ch: La NSA est désormais confrontée à des critiques radicales aux Etats-Unis. De nombreuses voix s’élèvent pour mettre un frein à ces programmes de surveillance, dont la Maison-Blanche elle-même semble se distancier. Quels changements peut-on attendre?
D.C.: Les plus grands changements vont concerner la surveillance des citoyens américains, qui ont tendance à ne se soucier que d’eux-mêmes et à oublier que les citoyens d’autres pays ont, ou devraient, disposer de droits égaux.
swissinfo.ch: Le Parlement européen a récemment durci les règles en matière de confidentialité des données à la suite des révélations d’Edward Snowden. Ce nouveau régime pourrait permettre de bloquer la transmission de données personnelles aux Etats-Unis. Cette proposition est-elle viable?
D.C.: Le Parlement européen est davantage un forum de discussion qu’un organe de décision. Mais je relève que les positions ont changé de manière remarquable depuis près de deux mois. Ces sept derniers jours, on a assisté à un point de basculement, puisque Barack Obama a été contraint d’admettre que la NSA interceptait les communications en Europe et l’étendue des activités de surveillance menées dans toute l’Europe.
Le problème, c’est que plusieurs de ces pays, dont la Grande-Bretagne, ont été complices de ces activités. Ces dernières années, la NSA a tenté, avec l’aide de la Grande-Bretagne, de subvertir des entreprises et des gouvernements pour créer un empire de surveillance qui est presque devenu une entreprise supranationale en soi.
Les politiciens et les gouvernements européens devront décortiquer les accords passés avec les Etats-Unis pour faire toute la lumière sur ces activités de surveillance. Je ne suis même pas certain que la chancelière Merkel connaisse l’entière vérité sur les relations de ses services de renseignement avec les Etats-Unis. Les mêmes questions se posent apparemment en Suisse.
A l’heure actuelle, il n’existe pas de graves menaces terroristes ou similaires à celles de la Guerre froide. Tous les pays qui collaborent avec les Etats-Unis doivent se poser la question de ce que ces derniers font sur leur territoire, obtenir des chiffres et des données détaillés et déterminer si leurs citoyens disposent d’une quelconque protection.
(Traduction de l’anglais: Frédéric Burnand & Samuel Jaberg)
En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.