«Je n’ai jamais vu tant de haine et de violence»
Personne ne semble capable de mettre fin à la spirale de violence et de nettoyage ethnique en Centrafrique, selon Michaël Zumstein, un photojournaliste franco-suisse qui couvre la crise dans ce pays d’Afrique centrale depuis ses début en mars 2013. Interview.
Au moins 2000 personnes ont été tuées en Centrafrique depuis mars 2013 suite au renversement du pouvoir par la Sekeka, une coalition de milices majoritairement musulmanes dans une république de 4,5 millions d’habitants à 80% chrétiens.
Constitué de savanes au nord et de forêts tropicales au sud, le pays a vu près d’un quart de sa population fuir les combats et les violences. L’ONU a invoqué une crise humanitaire le 5 décembre 2013 pour justifier l’adoption d’une résolution permettant à la France d’envoyer des troupes armées en République centrafricaine (RCA). Une opération baptisée Sangaris.
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Documenter les violences
En janvier dernier, un nouveau gouvernement civil intérimaire présidé par Catherine Samba-Panza promet de mettre fin à la violence et d’organiser des élections en février 2015. Mais les tensions au sein de cet Etat déliquescent restent élevées.
Photoreporter franco-suisse, Michaël Zumstein suit depuis ses débuts la guerre civile qui déchire la Centrafrique. Des reportages publiés pour des journaux comme Le Monde ou le Wall Street Journal. Entretien lors de l’un de ses passages en Europe.
swissinfo.ch: Les Nations Unies ont averti que l’effusion de sang pourrait se transformer en génocide si la communauté internationale n’agit pas pour arrêter les tueries entre chrétiens et musulmans. Quelle est votre évaluation?
Michaël Zumstein: Le mot «génocide» est évidemment à utiliser avec précaution, car il se réfère à une action centralisée pour exterminer une population. En République centrafricaine, nous ne sommes pas loin d’un génocide avec pour l’heure l’usage de la terreur pour chasser les gens, autrement dit du nettoyage ethnique.
Il ne s’agit pas d’une action centralisée comme au Rwanda en 1994. Ici, la communauté chrétienne a énormément souffert lorsque la Seleka est arrivée au pouvoir. Ils ont été opprimés et aujourd’hui, ils se vengent à une si grande échelle que la population musulmane ne peut pas être protégée.
La communauté musulmane minoritaire se sent terriblement menacée par les actes de vengeance de la communauté chrétienne et les anti-balakas (milices d’anciens des forces de sécurités du gouvernement et de jeunes chrétiens, dont un grand nombre d’enfants, selon Human Rights Watch, ndlr). Les musulmans se regroupent et tentent de se protéger avec des armes. Ce qui incite les chrétiens à s’armer à leur tour. Le cycle infernal se poursuit.
Lorsque la force française est arrivée, elle a vu les musulmans armés souvent protégés par la Seleka. Les militaires français les ont désarmés et les ont laissés souvent sans défense face aux groupes chrétiens et anti-balakas. Les civils ont fui dans toutes les directions.
Nous assistons à un drame humanitaire qui nécessite des actions d’urgence. Mis à part le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et Médecins Sans Frontières qui font un travail remarquable, les organisations internationales et les ONG sont absentes.
swissinfo.ch: Il y a eu des rapports décrivant des actes particulièrement horribles de vengeance, des actes de cannibalisme à Bangui, dans la capitale. Comment expliquez-vous cette violence extrême?
MZ: Il s’agit d’une violence incroyable et difficile à analyser. Pour l’appréhender, il faut tenir compte du contexte: la Centrafrique est un Etat à la dérive depuis son indépendance en 1960 avec une élite politique incompétente, corrompue et violente (comme l’a incarné l’empereur Bokassa, ndlr), puis une série de coups d’Etat.
Le pays a perdu ses institutions, la police, l’armée et tous les filets d’une société organisée. Rien ne s’opposait au déchainement de haine de ces derniers mois. Cela a conduit à des actes ignobles de vengeance menée pour terroriser l’adversaire, en particulier contre les femmes et les enfants.
swissinfo.ch: Catherine Samba-Panza a prêté serment le mois dernier comme présidente par intérim. Quelles sont ses chances de sortir le pays de la crise?
MZ: C’est une femme très intéressante, de bonne volonté et habile qui se retrouve à la tête du pays. Mais sa marge d’action est très réduite. Elle nomme un nouveau gouvernement, mais sa capacité à sécuriser le pays dépend évidemment de forces étrangères.
swissinfo.ch: La France a envoyé 1600 soldats pour soutenir les 4600 hommes de la force de l’Union africaine. Fin janvier, les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne ont approuvé le déploiement d’une force militaire conjointe de 500 hommes. Quelles sont vos observations?
MZ: Au départ, les Français ont été bien reçus par les communautés musulmane et chrétienne. Très vite les porteurs d’armes – la plupart du temps la Seleka – ont été arrêtés et désarmés, souvent assez violemment. Mais la force française ne s’est pas vraiment rendu compte que, ce faisant, elle exposait la communauté musulmane aux représailles. Donc la minorité musulmane a commencé à être plus hostile à l’égard des soldats français.
Plus récemment, nous avons réalisé que certains membres de la communauté chrétienne mettaient en cause l’intervention française. Ils ont commencé à se demander pourquoi la violence n’avait pas cessé ou pourquoi les musulmans se sont réarmés. Ils accusent les Français de ne rien faire.
Le déploiement des troupes de la MISCA (Union africaine) a pris du temps pour être visible par manque de ressources.
Aujourd’hui, nous payons le prix de ce manque de ressources. La force africaine ne semble pas réussir à se déployer en dehors de Bangui, de sorte que le reste du pays est laissé à l’anarchie des groupes armés.
Il faudrait quadrupler le nombre de forces étrangères à 15’000-20’000 pour stopper définitivement la violence et les actes de vengeance, pour sécuriser les routes. Et ce afin que les gens puissent soit quitter le pays soit se réinstaller ailleurs. Si les opérations de nettoyage ethnique continuent dans les semaines à venir, je ne serais pas surpris de voir la France intervenir d’une manière beaucoup plus significative.
swissinfo.ch: Comment avez-vous pu mener votre activité de photoreporter dans un tel chaos?
MZ: C’est très paradoxal, mais c’est l’un des pays où il m’a été le plus facile de travailler. Il était très facile de se déplacer d’une communauté à l’autre, d’un camp ou d’un quartier à l’autre. Les gens nous ont permis de travailler, car ils voulaient que nous assistions à leur souffrance.
Mais je n’ai jamais vu une telle haine, une telle violence. Je pouvais travailler facilement, mais je passais d’une horreur à l’autre, de scènes de lynchage à des pillages. Aujourd’hui, c’est devenu plus difficile. Nous commençons à nous sentir plus violemment menacés par les communautés qui souffrent et qui ne voient pas leur situation s’améliorer.
Traduction de l’anglais: Frédéric Burnand
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