Question jurassienne: quand une minorité peut faire librement sécession
Un peu partout dans le monde, les mouvements séparatistes se heurtent au pouvoir de l’État-nation. Mais en Suisse, le Jura a pu se séparer pacifiquement et démocratiquement du canton de Berne. Parce que la Suisse n’est pas construite comme les autres pays, explique le politologue Andreas Gross.
La Suisse est construite du bas vers le haut: les communes forment des cantons et les cantons forment l’État fédéral. Cette architecture laisse aux régions leurs spécificités et leur donne la liberté nécessaire pour qu’un pays qui parle quatre langues tienne ensemble. Elle a aussi permis une sécession sans guerre, et sans que personne ne perde la face.
Comment les Jurassiens en Suisse ont-ils pu obtenir ce que les Écossais au Royaume-Uni, les Flamands en Belgique ou les Catalans en Espagne n’ont pas eu? Dans l’article que vous allez lire, l’expert en démocratie Andreas Gross, fin connaisseur du Jura, replace la question dans sa perspective historique et rappelle qu’ailleurs, les minorités sont dominées du haut vers le bas.
Les citoyens prévôtois ont voté clairement dimanche, à 54,9%, en faveur d’une sortie du canton de Berne.
Ils ont été 2114 à se prononcer en faveur du rattachement au canton du Jura et 1740 à s’y opposer, avec un taux de participation de 88%. Avec 374 suffrages de différence, la victoire des autonomistes est plus nette que lors du scrutin de 2017, qui s’était joué pour 137 voix avant d’être invalidé par la justice bernoise pour des irrégularités.
Au vu de cet écart, gagnants et perdants ont estimé que la Question jurasienne était désormais close. Cette question, qui date de plusieurs décennies, «a été élégamment réglée par les urnes. Nous sommes quittes de passer devant les tribunaux», s’est réjoui Valentin Zuber, président de la délégation aux affaires jurassiennes à Moutier.
A l’annonce du résultat du vote, des milliers de pro-Jurassiens ont crié leur joie d’une seule voix sur la place de la gare de Moutier. Ils ont ensuite été entre 3000 et 4000 à se rendre devant l’Hôtel de ville, arborant de nombreux drapeaux jurassiens et scandant «Moutier, bernois, plus jamais!»
Les peuples comme butin de guerre
Il y a encore à peine plus de 100 ans, la plupart des peuples d’Europe étaient dirigés non pas par des États, mais par des empires. Toutes les guerres qui, au fil des siècles, ont opposé ces empires aux contours changeants n’ont cessé de bouleverser l’appartenance des différents peuples. Car les peuples faisaient partie du butin du vainqueur. Quand le tsar de toutes les Russies gagne, il revendique une partie de la Pologne. Quand la Prusse gagne, les Alsaciens changent de nationalité.
C’est ce qui se passe au Congrès de Vienne en 1815, après la défaite de Napoléon contre les puissances de la «Sainte-Alliance» – Russie, Grande-Bretagne, Autriche et Prusse. Les vainqueurs se partagent les territoires gagnés par l’empereur des Français au cours de ses campagnes guerrières. La Lombardie et Venise repassent sous la coupe des Habsbourg, le Danemark perd la Norvège au profit de la Suède.
Les décisions prises à Vienne concernent également l’organisation territoriale de la Confédération suisse. Le Jura, partie de l’ancien évêché de Bâle, est cédé au canton de Berne. Ceci apparemment en compensation du fait que Berne ne récupère pas ses anciens baillages de Vaud et d’Argovie, qui ont été libérés par Napoléon.
Mais la raison déterminante est plutôt la volonté des empires européens de placer un voisin fort à la frontière de la France, afin de limiter d’emblée d’éventuelles volontés d’expansion que pourraient avoir certains Français.
Ce rattachement à Berne bouscule des centaines de milliers d’habitants, mais on ne demande à personne s’il veut changer ni à quel camp il souhaite se rattacher. Ainsi, l’Ajoie et la Seigneurie de Birseck (vallée de la Birse), avec leur capitale Porrentruy, auraient préféré former leur propre canton dans la Confédération. Une partie de la population de Bienne aurait aussi voulu créer un canton avec le vallon de St-Imier et la petite ville de La Neuveville, au bord du lac.
Droit d’autodétermination et démocratie
Mais à l’époque, la liberté et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sont des idées nouvelles, révolutionnaires, dont le prétendu promoteur vient d’être vaincu par les armes. Alors, les besoins des personnes et des régions concernées comptent peu. Les intérêts de domination impériale passent avant tout.
Les choses vont commencer à changer il y a 100 ans. Nous sommes cette fois à la Conférence de Versailles, et parmi les vainqueurs de la Première Guerre mondiale qui vont dessiner la carte de l’Europe post-impériale, le président américain Woodrow Wilson est un promoteur de la démocratie et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
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Wilson pense plutôt aux «nations historiques» comme les Polonais, les Tchèques, les Slovaques, les Belges et les Italiens. Bien conscient du caractère multinational de la plupart des États, le président américain pense avant tout à l’«autodétermination démocratique».
Des anciens empires naissent alors de nouveaux «États-nations», comme la république de Tchécoslovaquie ou le royaume de Yougoslavie. Mais ils restent organisés et gouvernés selon l’ancien style monarchique-autocratique. Ce qui signifie qu’un peuple, le plus souvent le peuple majoritaire, domine et les autres se sentent discriminés, opprimés, amputés, en tant que minorités.
Pas de droit à la sécession
Après la Seconde Guerre mondiale et avec le début du processus de décolonisation, le droit à l’autodétermination s’impose comme une valeur fondamentale dans la Charte de la nouvelle Organisation des Nations unies. Cela signifie que tous les États du monde s’engagent à observer et à respecter le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il devient donc un droit humain.
Mais comme le droit international en vigueur protège aussi l’«intégrité territoriale des États» et que le monde n’a pas encore réussi à se mettre d’accord sur un concept de «peuple» ou de «nation», il n’existe pas de «droit des peuples à la sécession».
Conséquence: le caractère multinational de nombreux États-nations a conduit, et conduit toujours à des tensions et à des conflits parfois brûlants, qui peuvent même dégénérer en guerre civile. Il suffit de penser aux Kurdes en Syrie, en Turquie ou en Irak, au Cachemire au Pakistan ou au Tibet en Chine.
Le fédéralisme, un coup de chance
Les Jurassiens ont eu de la chance dans leur malheur. Très tôt – pour les plus sensibles d’entre eux dès les années 1830 -, ils ont perçu leur transfert à Berne par le Congrès de Vienne comme une injustice, un malheur. Mais leur chance a été que Berne est bientôt devenu un canton dans un État conçu de manière très fédéraliste. En 1848, la Suisse devient la première démocratie durable en Europe.
La Confédération est nettement fédéraliste. Ses cantons se considèrent comme des associations autonomes de communes elles-mêmes plus ou moins autonomes. C’est ainsi que la Suisse s’est construite par le bas: les communes se sont regroupées en cantons, qui à leur tour se sont unis pour former le premier État fédéral d’Europe, au sein duquel ce sont les cantons qui revendiquent pour eux le terme d’«État» et l’autonomie qui lui est associée.
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Ni les Catalans, ni les Écossais, ni les Transylvaniens hongrois en Roumanie, ni les Nord-Irlandais, ni les Corses n’ont eu cette chance: tous se sont retrouvés dans des États unitaires, calqués sur les anciennes monarchies, dont les constitutions centralisatrices ne laissent pas de place aux autonomies régionales ni à l’autodétermination.
En 1950, les Jurassiens, qui viennent de s’organiser, franchissent un premier pas décisif: le gouvernement du canton de Berne accepte une demande du «Comité de Moutier pour la défense des droits et des intérêts du Jura», formé trois ans plus tôt. La constitution cantonale bernoise est modifiée afin de reconnaître le peuple jurassien comme une «nation» au sein du canton. Il est dit également que les armoiries du Jura et la langue française doivent être respectées.
L’autonomie: oui, mais jusqu’où?
En octobre 1950, la majorité des citoyens mâles du canton de Berne [les femmes n’y obtiendront le droit de vote que 21 ans plus tard] accepte cette modification de leur constitution. Ce vote légitime de fait la revendication d’une certaine autonomie pour les Jurassiens. Mais jusqu’où doit-elle aller?
C’est ici que le peuple jurassien a une double chance. Car Berne n’est pas seulement une partie autonome d’un État fédéral, familier de l’idée d’autonomie; Berne est aussi un canton qui fut pionnier de la démocratie directe. Cela veut dire qu’à Berne, comme dans tous les autres cantons, les citoyens peuvent élaborer des propositions de modifications constitutionnelles.
1957, sur la voie de la sécession
Le mouvement séparatiste Rassemblement Jurassien (RJ), successeur du Comité de Moutier, va lui aussi utiliser ce droit démocratique. En septembre 1957, il lance une initiative populaire cantonale sur la question de la création d’un canton séparé pour les Jurassiens.
L’idée est refusée non seulement par une nette majorité des citoyens du canton de Berne, mais elle l’est également dans quatre des sept districts de la région jurassienne. Même si c’est moins nettement, ceux-ci refusent de se lancer dans l’aventure de créer un nouveau canton. Seuls les districts à majorité catholique de Porrentruy, des Franches-Montagnes et de Delémont, les plus au nord, votent pour la sécession.
Le Jura se voit ainsi confronté pour la première fois à sa division politique, ou plus exactement à sa propre diversité en miniature. Et cette division va se voir confirmée dans toutes les votations populaires qui vont suivre, jusqu’en 2013. Car tous les Jurassiens ne veulent pas quitter Berne. Les trois districts protestants du Sud – Courtelary, Moutier et La Neuveville – votent toujours pour le maintien sous la bannière à l’ours.
Le softpower stratégique de Berne
À mon avis, cela tient au fait que déjà entre le 12e et le 16e siècles, la République de Berne considérait la Suze, le vallon de St-Imier et la haute Birse, jusqu’à la cluse au-dessus de Moutier comme une sorte de mur de protection contre les «méchants Bourguignons» et traitait ses habitants très généreusement à certains égards.
Cet «investissement» à long terme a porté ses fruits, non seulement à l’époque de la Réforme, mais jusqu’à nos jours, avec le maintien de la fidélité à Berne.
Pour autant, les Jurassiens ne baissent pas les bras. Par diverses actions, qui vont jusqu’à la désobéissance civile et même aux attentats contre des biens, ils vont amener le gouvernement bernois à élaborer un plan pour apporter «une solution à la question jurassienne». Un plan marqué par les traditions de respect communaliste, fédéraliste et de démocratie directe de Berne et de la Suisse.
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Les plébiscites en cascade
Son prix est clair dès le départ pour la plupart des gens: ce sera la partition interne du Jura. Au printemps 1970, une nette majorité des Bernois accepte d’inscrire le plan dans la constitution cantonale. Il prévoit les fameux plébiscites en cascade au niveau des districts et des communes, qui va conduire en 1978 à la création et à la délimitation des frontières du nouveau canton du Jura.
Le 23 juin 1974, les Jurassiens se prononcent par 36’802 oui contre 34’057 non pour la séparation d’avec Berne. En mars 1975, les trois districts du Sud, qui ont dit majoritairement non lors du premier vote, confirment leur volonté de rester dans le canton de Berne.
En septembre 1975, les communes qui se trouvent sur la nouvelle frontière cantonale choisissent leur camp: Berne ou le Jura. Et finalement, en septembre 1978, 82% des Suissesses et des Suisses entérinent la création du 26e canton.
Moutier, le point de bascule
À Moutier, ancienne ville monastique et plus importante commune du Jura Sud, les séparatistes avaient perdu de très peu en 1974. Mais dans les années 1980, l’équilibre des pouvoirs bascule. Depuis cette époque, les pro-Jurassiens l’emportent toujours d’une courte majorité au Parlement de la ville et à la Mairie. Pourtant, lors d’un vote consultatif en 1998, la ville refuse son rattachement au nouveau canton.
Ce n’est qu’en novembre 2013 que réapparaissent des signes de remise en question, lorsque Moutier est la seule commune du Jura Sud à se prononcer pour le dépassement de la partition et pour la création d’un nouveau grand canton du Jura. En novembre 2017, l’essai est transformé lors d’une votation communale qui voit 51,7% des citoyennes et citoyens voter pour le rattachement du canton du Jura.
Cela ferait de Moutier la deuxième ville du canton, après Delémont, et avant Porrentruy. Mais l’année suivante, les autorités bernoises déclarent le vote invalide, notamment en raison du fait qu’une poignée de personnes auraient pris un domicile fictif à Moutier, faussant ainsi le résultat du scrutin.
De nos archives: à la veille du scrutin de 2017 et de la victoire annulée des séparatistes, nous avions pris la température à Moutier
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Moutier Berne – Moutier Jura
C’est pour cette raison que Moutier est appelée aux urnes ce 28 mars, pour dire, pour la neuvième fois en 71 ans, si elle veut rejoindre le Jura ou rester fidèle à Berne.
(Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez)
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