L’ONU s’allie à un Qatari au profil controversé pour lutter contre la corruption
Les Nations unies ont signé un accord de lutte contre la corruption mondiale avec un ancien procureur du Qatar, Ali Bin Fetais Al-Marri. Bien connu de la Genève internationale, le magistrat est visé par plusieurs plaintes, notamment pour corruption et blanchiment.
L’annonce est passée quelque peu inaperçue. Le 4 novembre 2022 à Genève, le sous-secrétaire général de l’ONU, Nikhil Seth, a signé un partenariatLien externe avec l’Organisation mondiale des parlementaires contre la corruption (GOPAC), présidée par Ali Bin Fetais Al-Marri, ancien procureur général du Qatar.
L’accord de coopération, signé entre GOPAC et l’Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche (UNITAR), vise à renforcer la lutte contre la corruption. Il prévoit la rédaction et la publication d’un manuel de «formation à la lutte contre la corruption à l’intention des parlementaires de tous les pays du monde», selon le communiqué de presse. Les responsables tiendront en 2023 et 2024 des ateliers de formation et des tables rondes «pour discuter de ce fléau endémique [la corruption] dans divers pays, échanger des expériences et proposer des moyens d’y remédier», selon le site d’information qna.org, qui a couvert l’événement de manière intensive.
Si l’initiative est louable, la décision de l’ONU de collaborer avec Ali Bin Fetais Al-Marri peut poser question. L’intégrité de ce magistrat de 58 ans, qui fut procureur général du Qatar de 2002 à 2021, a en effet été mise en cause à de nombreuses reprises ces dernières années, dans la presse internationale et des ouvrages consacrés à l’émirat. Il fait ou a fait l’objet de plusieurs plaintes, notamment en Suisse, en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Le choix de GOPAC aussi interpelle. Telle qu’elle se présente, cette organisation fondée en 2002 réunit 170 parlementaires de différents pays pour «lutter contre la corruption et pour la bonne gouvernance». Il n’existe toutefois que très peu d’informations sur ses activités depuis 20 ans. Son site webLien externe n’a pas été actualisé depuis 2011 «faute de moyens». A l’heure où nous écrivons ces lignes, ces simples phrases figurent en page d’accueil: «New website under development. Something interesting is coming!» (en français: «Nouveau site en cours de développement. Quelque chose d’intéressant va arriver!»).
Les deux demandes d’informations que nous avons adressées à l’UNITAR n’ont pas abouti.
Un hôtel particulier à Paris
On sait cependant que le cheikh Ahmed Khalid Bin Mahammad Bin Ali At-Thani, membre éloigné de la famille régnante du Qatar, a déposé une plainte contre Ali Bin Fetais Al-Marri à Paris et en Suisse pour «blanchiment» fin 2021. Un juge n’a été désigné que très récemment pour instruire cette plainte à Paris, comme l’a confirmé un proche du dossier à swissinfo.ch. Dans la plainte, le cheikh évoque des «soupçons de faits de corruption, trafic d’influence, détournements de fonds publics et blanchiment à l’étranger».
Une autre plainte a été déposée en France pour «détention arbitraire» par Jean-Pierre Marongiu, un chef d’entreprise français. Ce dernier accuse l’ancien procureur général du Qatar d’être responsable de son arrestation et de sa condamnation pour des prétextes fallacieux. Jean-Pierre Marongiu est resté enfermé dans une prison qatarie durant presque 5 ans entre 2013 et 2018, accusé «d’émission de chèques sans provision et de violation d’une interdiction de sortie du territoire», ce qu’il réfute.
Le Français, que nous avons rencontré à Paris, explique qu’en vertu d’un système de mise sous tutelle appelé «kafala» propre à l’émirat, le cheikh Faysal Bin Jassim Al-Thani, membre de la famille royale qatarie, était actionnaire majoritaire à 51% de son entreprise – bien qu’il n’y ait pas investi un centime. Le cheikh aurait escroqué le patron français, qui se serait retrouvé en prison avec la complicité d’Ali Bin Fetais Al-Marri. Jean-Pierre Marongiu le raconte dans deux ouvrages consacrés au sujet (1).
Me Gilles-William Goldnadel, ténor du barreau parisien, défend les plaignants dans ces deux affaires.
Plus récemment, en décembre 2022, le député français Philippe Latombe a saisi le procureur du Parquet national financier (PNF) de Paris. L’élu évoque les opérations patrimoniales suspectes d’Ali Bin Fetais Al-Marri. Alors que ce dernier ne percevait, selon le député, qu’un traitement mensuel équivalent à 12’000 euros par mois en tant que procureur, il a acquis en 2013 un hôtel particulier à Paris pour 9,6 millions d’euros (9,5 millions de francs suisses).
La même année, il a également acquis en Suisse une propriété à Cologny, dans le canton de Genève, pour un peu plus de 7 millions de francs. Puis, en 2015, le magistrat qatari est devenu propriétaire d’un immeuble au Grand-Saconnex, toujours dans le canton de Genève, pour près de 3,7 millions de francs. Pour le député français Philippe Latombe, il y a des raisons de «soupçonner l’existence d’un système de corruption et de trafic d’influence».
L’ancien procureur n’est pas non plus épargné par certains ouvrages dédiés au Qatar. Dans Le vilain petit Qatar. Cet ami qui vous veut du mal (2), Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget le décrivent comme l’homme des basses œuvres de la famille régnante. «À la demande des palais de Doha, c’est lui qui exécute judiciairement les gêneurs, les poursuivant pour corruption, ce qui n’est guère difficile», écrivent les auteurs.
Paru à l’automne 2022, le livre Qatar, les secrets d’une influence planétaire (3) relève par ailleurs qu’Ali Bin Fetais Al-Marri est intervenu aux États-Unis «pour faire libérer deux membres de sa famille qui ont combattu dans les rangs d’Al-Qaïda en Afghanistan et sont incarcérés à Guantanamo».
Plaintes sans suite
A ce jour, Ali Bin Fetais Al-Marri n’est pas inquiété par la justice. L’enquête ouverte en Suisse pour abus de biens sociaux et blanchiment, consécutivement à la plainte déposée par le cheikh Ahmed Khalid Bin Mahammad Bin Ali At-Thani, a été classée sans suite par le Ministère public de la Confédération (MPC) en avril 2022.
Le MPC a estimé qu’«il ressort de la procédure que les fonds utilisés par Ali Bin Fetais Al-Marri lors de l’acquisition des différents biens immobiliers à Genève provenaient de comptes ouverts à son nom et alimentés par sa propre fortune constituée au Qatar». En conséquence, «il ne saurait être retenu une quelconque intention de dissimuler l’origine des fonds».
Côté français, les avocats de l’ancien procureur plaident la transparence. «À Paris comme à Genève, tout est au nom de M. Ali Bin Fetais Al-Marri, alors que les biens mal acquis se dissimulent derrière des sociétés où les noms des véritables propriétaires n’apparaissent pas», soulignent les conseils du Qatari, que swissinfo.ch a rencontrés à Paris.
«Les revenus de M. Ali Bin Fetais Al-Marri sont bien supérieurs à la somme évoquée de 12’000 euros, ajoutent-ils. Sa fortune provient de divers investissements immobiliers effectués au Qatar au cours des vingt dernières années. À l’instar de la plupart des propriétaires de terrains au Qatar, le Dr Fetais Al-Marri a réalisé des plus-values immobilières à la faveur de l’impressionnante croissance économique qu’a connue l’émirat et de l’explosion des prix de l’immobilier.»
Durant l’entretien, les avocats de l’ancien procureur n’ont en outre pas manqué de rebondir sur de récents articles de presse évoquant une «offensive judiciaire et médiatique menée en France contre l’émirat». L’un des derniers en date est une longue enquête en plusieurs volets publiée début février dans le quotidien français Libération, intitulée «Soupçons d’ingérence étrangère: l’ombre du Bahreïn sur la dénonciation de corruption du Qatar en FranceLien externe» et illustrée par une photo d’Ali Bin Fetais Al-Marri.
«L’ancien procureur général est victime depuis de nombreuses années d’une campagne de dénigrement ne reposant sur aucun élément sérieux», affirment ses conseils.
Les plaintes déposées en Grande-Bretagne et aux États-Unis sont quant à elles toujours en cours.
Une boîte aux lettres à Genève
Néanmoins, quelques questions restent en suspens, dont son lieu de résidence lorsqu’il était encore officiellement procureur au Qatar. L’immeuble au Grand-Saconnex a été acquis au nom de la société GSG Immobilier SA, créée le 26 octobre 2015. Son propriétaire, Ali Bin Fetais Al-Marri, a alors déclaré être domicilié à Cologny, comme nous avons pu le découvrir au Registre du commerce. Au même moment, il régnait pourtant sur la justice qatarie.
Cet immeuble a abrité, à partir de 2017, le Rule of Law and Anti-Corruption Center (ROLACC). Une organisation, fondée à Doha en 2009 par Ali Bin Fetais Al-Marri lui-même, et chargée elle aussi de lutter contre la corruption. Le ROLACC a fait partie de la vaste opération marketing lancée par le Qatar pour placer ses pions à l’ONU après avoir remporté l’appel d’offres pour l’organisation de la Coupe du monde de football en 2010. L’organisation s’est entre autres alliée avec l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC).
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Pendant plusieurs années le site du ROLACC a affiché des photos de sièges… vides. En 2021, ce centre international a abandonné la route de Ferney au Grand-Saconnex pour se replier sur une simple boîte aux lettres appartenant à la société Eversheds Sutherland, rue du Marché à Genève. Nous avons adressé deux messages au ROLACC, dirigé désormais par un membre de la famille de l’ancien procureur. Ils sont restés à ce jour sans réponse.
Interrogé en novembre 2022 par swissinfo.ch sur les charges contre lui et les activités du ROLACC, Ali Bin Fetais Al-Marri a répondu que l’institut était désormais basé au Qatar. «Je n’ai aucune idée [des charges contre moi], je lutte contre la corruption», nous a-t-il répondu.
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin et Pauline Turuban
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Qaptif. Un Français otage du QatarLien externe et Aussi noire que soit ma nuit, je reviendrai vers toi, Éditions Les Nouveaux Auteurs.
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Le vilain petit Qatar. Cet ami qui vous veut du malLien externe, Éditions Fayard, avril 2013
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Le Qatar en 100 questions, les secrets s’une influence planétaireLien externe de Christian Chesnot, Éditions Tallendier
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